Le Feu aux Poudres
Melissa F. Miller
Traduction par
Liliane-Fleur C.
Traduction par
Valentin Translations
Copyright © 2020 par Melissa F. Miller
Tous droits réservés.
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Table des matières
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Sans titre
À propos de l’auteure
1
Northeast Rehabilitation Partners (Hôpital) Capitol Hill, Washington, D.C. Lundi, 9h40
Olivia Santos traversa le parking en direction de sa voiture d’emprunt, vérifiant son pouls par réflexe. Son rythme cardiaque au repos était de 57 battements par minute, presque invariablement. En cet instant, alors qu’elle marchait à un rythme modéré, il était exceptionnellement élevé, soit 114 battements par minute. Elle attribuait cette nette augmentation à l’angoisse plus qu’à l’effort. L’équipe médicale de mamie Julie dégageait de joyeuses ondes positives, grâce à ses progrès et à son pronostic. Mais la femme fatiguée aux traits tirés, dans le lit, était bien loin de la grand-mère vive et pétillante qu’elle connaissait. Elle balaya le garage du regard pour s’assurer que personne n’était tapi dans l’ombre afin de lui tendre une embuscade, ainsi que pour confirmer dans son esprit l’agencement des lieux et la disposition des escaliers de secours. Alors qu’elle sortait de sa poche les clés du break de sa tante Hailey, elle prit conscience que son comportement était à la limite de la paranoïa. Plein jour, parking sécurisé, quartier paisible. Malgré l’absence de danger imminent, sa vigilance accrue lui permettait de se sentir mieux, comme si elle faisait quelque chose. Si elle ne pouvait pas accélérer le rétablissement de sa grand-mère, elle pouvait au moins prendre des précautions pour se protéger. Obsédée du contrôle. Elle entendit l’intonation tranchante de Mateo dans sa tête. Son mari n’était peut-être pas tendre, mais il n’avait pas tort. L’ascenseur, dans le coin nord-ouest du garage, s’arrêta en cahotant et les portes coulissèrent. Elle jeta un œil vers le nouveau venu, mais il ne représentait aucune
menace : grand, vêtu d’un costume luxueux, l’air affable. Elle a son chemin en direction de la voiture. C’était triste de voir mamie Julie faible et dépendante des autres. Elle pouvait le lire dans les yeux de sa grand-mère, la situation lui faisait de la peine, à elle aussi. Elle aurait aimé pouvoir rester plus longtemps. Mais c’était impossible. Elle avait déjà eu de la chance de réussir à quitter Mateo et son travail pendant trois jours. La gorge nouée, elle s’étouffa en toussotant alors qu’elle déverrouillait la portière de sa voiture. — Madame Santos ? Elle fit volte-face vers la voix, campée en position de combat, déplorant de n’avoir qu’un malheureux trousseau de clés à la main et non une arme plus redoutable. Sa respiration demeurait lente et posée. Elle savait ca beaucoup de dégâts avec de simples clés. Même un lacet de chaussure. Ou une paille. L’inventaire rapide des objets du quotidien qu’elle pouvait utiliser pour donner la mort l’aidait à se concentrer bien plus efficacement que n’importe quel mantra zen. Son expression devait trahir sa soif de sang, car l’homme qui venait de sortir de l’ascenseur cligna rapidement des paupières, les deux mains en l’air. Alors qu’il s’approchait, elle observa ses cheveux blonds soigneusement coiffés, ses grands yeux marron, l’écharpe en cachemire à carreaux et la carte d’identité suspendue à une lanière, autour de son cou. Elle expira en faisant rouler sa tête sur ses épaules. — Vous cherchez à vous faire tuer en me surprenant comme ça, Braden ? — Je suis... euh... désolé. Je ne voulais pas vous faire peur... — Je n’ai pas eu peur. Croyez-moi, vous le sauriez sinon. — Bon. Enfin, bref. Comment va votre grand-mère ? Une prothèse de la hanche, c’est ça ? Elle baissa le menton, le fusillant du regard.
— Je ne crois pas que la sénatrice Anglin ait envoyé son assistant personnel prendre des nouvelles de ma grand-mère. Que voulez-vous, exactement ? Il déglutit péniblement, faisant racler ses chaussures vernies sur le ciment. Entre son regard fuyant et sa jambe tremblante, il avait l’air très suspect. Génial. Elle n’avait pas sollicité de rendez-vous et n’avait aucune envie de se lancer dans des activités artisanales dans l’ombre du Capitole... surtout pas avec Braden Machinchose. — Je... euh... bredouilla-t-il. Joue-la cool. Tu auras au moins cet avantage sur lui. Il ne faudrait pas qu’un ant rejoignant sa voiture les remarque. Elle détourna le regard de Braden pour jeter un œil vers l’ascenseur. Il ne semblait pas être suivi, du moins pas par quelqu’un qui manquerait de jugeote au point d’emprunter l’ascenseur. C’était déjà bien assez troublant qu’il l’ait suivie. Elle s’efforça de se détendre et lui adressa un petit sourire engageant. — Mamie fait des progrès. Merci de dire à la sénatrice que j’apprécie son inquiétude. À son intonation, il était clair qu’elle souhaitait prendre congé. — Euh, en fait, il y a autre chose. La sénatrice aimerait vous informer d’un souci. — Quel genre de souci ? — Les informations que vous avez fournies sur l’offre pour la tour de téléphonie mobile de Nuevo León étaient fausses. Elle arqua un sourcil. — Ce n’est pas possible. Elle ne chercha même pas à savoir comment la sénatrice Anglin avait bien pu mettre la main sur son rapport. Elle n’était pas assez naïve pour imaginer qu’il n’y avait pas eu de fuites.
— Le contrat n’est pas allé à Móvil Medios. Elle se mordit la lèvre inférieure. — Quoi ? — C’est QL qui a gagné. QL. Qīng Líng, le plus grand fabricant de téléphones portables de Chine continentale, également considéré comme un agent du gouvernement chinois. Ses téléphones peu coûteux étaient omniprésents et, en théorie, fournissaient au gouvernement chinois un moyen facile d’accéder aux e-mails, aux textos et aux messages échangés sur les réseaux sociaux par des millions de citoyens. QL avait beau insister pour se présenter comme une société privée, les preuves d’espionnage s’accumulaient. Les États-Unis avaient interdit le matériel et la technologie de l’entreprise sur leur territoire. Mais cela n’empêchait pas QL de faire des percées sur les marchés d’Amérique latine. Son matériel s’était ainsi répandu en Amérique du Sud et centrale, atteignant jusqu’au Mexique. À présent, le gouvernement américain faisait pression sur son voisin du sud pour éviter que QL franchisse les frontières et envahisse l’Amérique du Nord. Mais les affaires étant les affaires, QL proposait de moderniser l’infrastructure cellulaire du pays pour mieux asseoir sa présence, et le Mexique n’avait pas encore pris de décision quant à la stricte interdiction aux frontières. D’ailleurs, le Mexique avait peu ou prou envoyé les États-Unis se faire voir. Les diplomates à Mexico avaient tâtonné pour enfin er un accord, selon lequel les tours de QL devaient rester cantonnées aux régions sud du pays. Elle secoua la tête. — QL n’a pas le droit de soumettre des propositions sur des projets à moins de cent vingt-cinq kilomètres de la frontière américaine. — C’est ce que votre source vous a dit, je sais, mais soit elle était mal informée, soit quelque chose a changé entre-temps. QL est le soumissionnaire qui remporte le marché. La sénatrice a vu les documents de ses propres yeux. Olivia se demandait comment une sénatrice américaine, même si elle siégeait à
la sous-commission des communications, des technologies, de l’innovation et d’Internet, pouvait bien se procurer un contrat signé par le gouvernement mexicain avec une entreprise chinoise, mais elle préférait ne pas le savoir. — Ma source est fiable. Elle n’était pas disposée à lui dire qu’elle était la source en question. Elle avait vu elle-même la restriction géographique fixée par le ministre des télécommunications pour le Mexique. L’assistant se racla la gorge. — La sénatrice voulait vous en informer. Elle vous conseille d’être extrêmement prudente, étant donné votre... situation. Elle réprima un éclat de rire. Comme si elle pouvait oublier sa situation. Elle était ce que l’on appelait un NOC. Un agent de la CIA sous couverture non officielle, sans lien formel avec le gouvernement. Si elle était arrêtée pour espionnage à Mexico, elle serait seule. Il n’y aurait pas d’immunité diplomatique pour un agent NOC. C’était la première chose à laquelle elle pensait chaque matin à son réveil, et la dernière avant de s’endormir. — Dites à la sénatrice que j’apprécie l’avertissement. Je compte bien aller au fond de cette histoire. Elle posa la main sur la poignée de sa portière. — Encore une chose. La sénatrice aimerait que vous suiviez un cours de conduite d’esquive. Elle pinça les lèvres. — Je suis formée. — Dans ce cas, ce serait une simple mise à jour. — Y a-t-il une menace spécifique à mon encontre ? À ces mots, il blêmit.
— Je, euh... je ne sais pas. — J’ai besoin de savoir. Elle se retourna pour le dévisager, les yeux dans les yeux. Il jeta un coup d’œil au loin et haussa nonchalamment une épaule. — Je ne sais vraiment pas. Mais il y a eu une vague d’Américains haut placés qui ont été cambriolés ou kidnappés dans leur véhicule. En tant qu’épouse d’un cadre supérieur d’une multinationale, vous êtes une cible de choix. Il la regarda enfin dans les yeux et elle comprit le fond de sa pensée. Sa valeur en tant que cible ne se limitait pas à sa valeur nette ni au statut social de son mari. C’était une blonde aux yeux bleus, en bonne santé et en pleine forme. Si un trafiquant d’êtres humains pouvait la rendre dépendante d’une drogue quelconque et l’expédier dans un endroit reculé, il en tirerait un prix élevé. Elle déglutit. — Compris. Je prendrai rendez-vous à « la ferme » pour mettre à jour mes compétences, la prochaine fois que je serai de age aux États-Unis. Il secoua la tête. — Vous avez un rendez-vous. Aujourd’hui. — Je ne peux pas. Mateo a envoyé un avion pour me ramener à la maison. Je me rends à l’aérodrome tout de suite. — La sénatrice a fait des pieds et des mains pour vous obtenir une session chez Potomac Private Services aujourd’hui. Dites à votre mari que votre grand-mère ne se sent pas bien et que vous souhaitez rester une journée de plus. Elle grimaça devant la vérité cachée derrière le mensonge, mais elle finit par acquiescer. Si un danger planait sur elle à Mexico, mieux valait être prête. — Mais pourquoi un prestataire privé ? Je pourrais aller à Langley, régler ça en interne.
— La sénatrice estime que c’est mieux comme ça. Bon sang, mais que se e-t-il ? Inutile d’insister auprès d’un assistant politique, cependant. Dans le meilleur des cas, il mentirait. Il commença à s’éloigner, mais elle l’appela : — Attendez ! Coupez par Stanton Park et retournez au bureau du Sénat. Il se retourna en clignant des yeux, étonné. — Pourquoi ? — Si vous ez votre carte de métro à la station Armory, vous laisserez une trace électronique. À en juger par l’inquiétude sur son visage, elle comprit qu’il n’était pas venu à pied et elle soupira. Quant à l’homme, il détala vers l’ascenseur et frappa fébrilement sur le bouton d’appel comme s’il était impatient de la quitter. Elle attendit que sa cabine arrive et que Braden y monte. Alors que les portes se refermaient, elle sortit son téléphone pour appeler Mateo. Elle savait qu’elle tomberait sur sa boîte de messagerie. C’était toujours le cas, ces derniers temps, comme s’il ne voulait pas lui parler. Elle écouta sa voix lui dire de laisser un message, d’abord en mandarin, puis en espagnol, et enfin en anglais. — Mateo, c’est moi. Je dois rester à Washington un jour de plus. J’espère que tu pourras changer les plans de vol et que ça ne dérangera pas ton pilote, mais mamie... Elle laissa sa voix se briser avant de continuer. — ... Elle ne va pas bien. Appelle-moi pour me dire que tu as bien reçu ce message. Je t’aime, conclut-elle par automatisme avant de ranger le téléphone dans sa poche.
2
Centre de formation de Potomac Private Services Emplacement non cartographié à la frontière de la Virginie et de la Virginie occidentale Lundi, 10h30
Trent Mann entendit la Jeep crisser sur le gravier du parking, derrière lui, mais il ne détourna pas son attention de la cible. Visant la silhouette, il rétrécit son champ de vision et se concentra jusqu’à ce que le monde entier se réduise à un tunnel jusqu’au torse en papier. Il prit une inspiration. Puis, dans un souffle, il tira quatre coups rapides et successifs, vidant son chargeur avant d’enclencher la sécurité et de se retourner pour jeter un œil par-dessus son épaule. Son patron, Jake West, saisit l’arceau de la Jeep pour sauter à l’extérieur. Il gravit la pente, s’arrêtant à la hauteur de Trent. — Voyons comment tu t’en es sorti. Avec un sourire, Trent s’approcha de la cible pour la récupérer. Jake le suivit. — Je vois que tu n’as pas perdu en précision. Trent gardait les yeux rivés sur la cible. Jake avait raison. Il était toujours aussi précis. Il avait visé le cœur, et les quatre tirs avaient atteint leur cible. Le troisième trou était exactement par-dessus le premier. À une époque, ce constat lui aurait donné une véritable bouffée de dopamine, mais maintenant, plus rien. — Sérieusement, mon vieux. C’est impressionnant. Trent haussa les épaules et glissa le pistolet dans son holster, sans prêter attention à la pression du métal chaud contre son t-shirt fin. Il fit rouler son cou
sur ses épaules. — J’imagine que tu n’es pas venu ici pour être impressionné par mon adresse au tir. Qu’y a-t-il ? — Je voulais te dire que tu as une élève en fin de matinée. — Non, mon emploi du temps est libre. — C’est un ajout de dernière minute. — On ne fait pas d’ajouts de dernière minute. — C’est pour rendre service à la sénatrice Anglin. Il leva les sourcils. — Je ne savais pas qu’on rendait service aux sénateurs, maintenant. — L’un de ses assistants a appelé ce matin. Il nous a demandé de faire une exception et de prévoir un cours de conduite d’esquive pour une certaine Olivia Santos. Il fit la grimace. — Agent fédéral ? — Non. Sa mère était membre de la sororité de la sénatrice, à Trinity. Santos habite à Mexico. — Un endroit dangereux. Jake hocha la tête. — Surtout pour une cible de valeur. — Pourquoi a-t-elle de la valeur ? — Elle est mariée au vice-président d’une société de télécom, responsable des marchés d’Amérique latine. C’est un ressortissant mexicain qui travaille pour un conglomérat chinois. Ils sont riches comme Crésus.
Trent réfléchit pendant une minute. — Alors, ils craignent qu’elle soit vulnérable ? — C’est ça. — De quel genre de craintes parlons-nous, au juste ? Une menace crédible ou simplement une dame riche un peu nerveuse ? — Aucune idée. C’est important ? Comme tu l’as dit, tu n’as aucun élève aujourd’hui. Teste-la. Conduite d’esquive de base. Comment savoir qu’on est suivi, comment semer quelqu’un, rien de phénoménal. Ça te prendra quelques heures, et avec un peu de chance, elle aura un physique avantageux. Trent fit la moue. — Je préférerais qu’elle ait une voix avantageuse, si tu vois ce que je veux dire. Ces bourgeoises de la haute peuvent être de vraies... — ... moulins à paroles, pies bavardes ? — J’allais dire garces, mais je comprends maintenant pourquoi tu gagnes beaucoup d’argent. Jake ricana. — Sois sympa avec elle, Trent. Il faut rester dans les bonnes grâces de la sénatrice. Elle siège au comité de renseignements. — N’en dis pas plus, vieux. Jake lui tapa dans le dos et retourna d’un pas vif vers sa Jeep. Trent le regarda partir en se disant pour la première fois qu’il était ravi de ne pas avoir le boulot de Jake. Comment un ancien médic de l’armée de l’air pouvait-il er ses journées à brosser les politiciens dans le sens du poil, tenir le crachoir aux PDG et traiter les montagnes de paperasse qui s’empilaient sur son bureau ? Jake lui avait dit que les secouristes sur le terrain militaire étaient régulièrement en avec d’autres agences en mission et avec les civils. Il avait appris à se montrer très
diplomate. Tant mieux pour Jake, mais ce n’était pas son cas. Lui n’était qu’un simple gars de l’unité antiterroriste des SEAL – tireur d’élite de l’escadron noir, agent de reconnaissance, des renseignements et de surveillance. Ou du moins, il l’avait été autrefois. Maintenant, il ne savait plus vraiment ce qu’il était. Un moniteur de conduite, apparemment. C’était une sacrée chance que Jake et Potomac donnent à des hommes comme lui un point de chute accueillant. Mais était-ce définitif ? Il savait qu’il n’était pas prêt à grand-chose d’autre. Pas pour l’instant. Il était encore sous le choc de Carla. Carla. Son prénom résonna dans son esprit, propageant une onde brûlante et douloureuse entre ses tempes. S’agrippant la tête à deux mains, il ferma les yeux pour occulter le bombardement d’images qui lui venaient toujours lorsqu’il pensait à elle. Abuja, Nigéria. Juillet. En pleine saison des pluies. Déluges torrentiels. Un renseignement sur un complot de Boko Haram : une bombe prévue à l’ambassade. Carla avait pris un moment pour rencontrer une source, dans un bar de brousse. Elle n’aurait pas dû y aller sans lui. Ils formaient un binôme. Mais la source en question, un ecclésiastique, avait insisté pour la voir seul à seule. Elle était très bien entraînée. Un agent fort et expérimenté. Bien meilleure combattante que lui. Il ne pouvait pas lui reprocher sa décision. Il aurait fait la même chose. Mais elle n’était pas revenue. Ensuite, le paquet était arrivé. Les mains de Carla, coupées, dans une boîte. Il avait retrouvé le reste de son corps dans une grotte isolée, des semaines plus tard, après avoir ratissé la forêt impénétrable autour d’Aso Rock. Les images allaient et venaient, un peu floues. La poitrine comprimée, il tenta d’inspirer à pleins poumons. Il s’accroupit sur le sol meuble jusqu’à ce que la sensation de noyade e et que sa respiration retrouve sa régularité. Il a une main tremblante sur son front en sueur, puis dans ses cheveux courts.
Et merde. Il n’avait pas le temps pour ça, pas maintenant. Pour l’heure, il devait nettoyer son arme et se laver. Dans cet ordre. Jake lui avait demandé d’être sympa, et s’il débarquait au cours d’Olivia Santos en empestant l’odeur âcre de la poudre brûlée – aussi tentante que soit cette perspective –, il ne serait pas content.
3
Olivia s’arrêta sur le parking de Potomac, un domaine non cartographié et difficile à trouver. Elle coupa le moteur, fatiguée et les membres raides. Le levier de vitesse de la voiture de tante Hailey faisait des siennes et lui avait donné du fil à retordre pendant le long trajet. La circulation du matin à Washington était dense, comme d’habitude. Craignant que Braden ait été suivi jusqu’à leur entrevue improvisée, elle avait emprunté une route panoramique sinueuse à travers les collines de Virginie et de l’est de la Virginie occidentale, afin d’éviter de laisser son empreinte électronique aux péages autoroutiers. Un choix tactique judicieux, mais qui avait rallongé son trajet. Ces routes secondaires lui avaient demandé un petit effort, mais c’était un moindre mal pour retrouver un semblant de contrôle. Elle était rongée par l’idée qu’elle aurait pu transmettre de fausses informations à Langley. La perspective de représenter une cible ne faisait rien pour apaiser ses nerfs. Mais surtout, c’était sa réticence à er le quartier général qui la troublait. Elle aurait dû l’appeler juste après le départ de l’assistant de la sénatrice Anglin. Pourtant, elle était encore secouée d’avoir appris que QL avait décroché le contrat, non pas de la bouche de ses patrons de la Division de l’hémisphère occidental, mais d’un assistant politique sur les nerfs. La brutalité de cette réalité se profilait devant elle, inquiétante comme les lointaines montagnes de Shenandoah. Si elle ne pouvait pas faire confiance au quartier général de Langley – si elle n’était pas soutenue –, alors elle était seule, entièrement et résolument seule. Chassant cette idée, elle quitta la voiture et jeta un regard circulaire à la recherche d’un bâtiment susceptible d’abriter un bureau d’accueil. Si Potomac partageait un circuit avec le complexe privé haut de gamme contigu, sorte de country club consacré aux courses automobiles, ils n’avaient pas l’esthétique du somptueux manoir voisin. Ce n’était qu’un regroupement de bâtisses anonymes et ternes qui évoquaient l’époque soviétique, cubes insipides sans couleurs ni ornements, tout en angles et en arêtes.
Les lieux ne présentaient aucune signalétique, du moins rien de compréhensible pour le public. Elle s’était garée entre un long édifice de plain-pied, numéroté C6, et un grand bloc de béton sans fenêtres, H11. Rien n’indiquait le type d’activités qui s’y déroulaient et la disposition des lieux ne semblait pas obéir à un ordre particulier. C’était déroutant. Au bout d’un moment, elle changea d’avis : c’était déroutant à dessein. Elle hésita entre les deux bâtiments. Alors qu’elle se tournait vers le H11, un homme de grande taille et aux épaules larges, ses cheveux noirs humides hérissés sur sa tête, franchit la porte vitrée du C6. — Madame Santos ? demanda-t-il en lui faisant un signe de la main, avec un sourire en coin qui plissa la peau autour de ses yeux. Elle lui rendit ses salutations en approchant. — C’est Mademoiselle, le corrigea-t-elle. Il la toisa de ses yeux noisette mouchetés d’or avant de jeter un œil vers le break. — C’est votre voiture ? — Oui. Enfin, pas à moi personnellement, elle appartient à ma tante. Il s’efforça de regarder à travers la vitre. — C’est une boîte manuelle. — Oui. — Alors, vous savez conduire les voitures manuelles ? Elle fronça les sourcils à cette question condescendante. Si elle savait conduire une voiture manuelle ? En cas d’urgence, elle ne pouvait guère perdre de temps à courir partout à la recherche d’une voiture à transmission automatique. — Bien sûr. Pas vous ? Il répondit par un grand éclat de rire profond et guttural. — Vous seriez étonnée de savoir combien de personnes de votre âge n’ont
jamais appris. En ce qui me concerne, je sais évidemment conduire une manuelle. Plutôt intérêt. C’est moi, l’instructeur de conduite ici. Il tendit la main. — Trent Mann. Elle la lui prit. Sa peau était chaude et calleuse, sa poigne ferme, mais pas douloureuse. Ce n’était pas l’un de ces crétins gonflés à bloc qui ressentaient le besoin de prouver leur force en vous broyant les doigts. Mais il était musclé, c’était indéniable. Elle songea au peu qu’elle savait sur Potomac. C’était une entreprise relativement nouvelle. La plupart des anciens militaires reconvertis ne se contentaient pas de simples agences de sécurité. Ils menaient des missions secrètes et sensibles pour un ensemble d’organismes militaires et de renseignements. Le genre d’opérations qu’un gouvernement voudrait pouvoir nier si les choses venaient à se gâter. Potomac faisait-il partie de ce groupe ? Elle fouilla dans sa mémoire, incertaine, regardant à nouveau Trent Mann avec attention. La plupart de ces groupes paramilitaires recrutaient leurs agents parmi les anciens membres des forces spéciales, ses propres collègues à la CIA ou encore leurs homologues du FBI. Trent n’avait clairement pas l’air d’être un simple moniteur de conduite. Pendant un instant, elle s’interrogea à son sujet. Puis elle retrouva le bon sens. Après tout, quelle importance ? Moins elle en savait à son sujet, moins il en savait sur elle, mieux ce serait. Il interrompit ses rêveries pour annoncer : — Allons à l’intérieur et remplissons la documentation. Ensuite, vous erez derrière le volant et nous pourrons commencer. Sa foulée était allongée et rapide, mais elle l’accompagna sans difficulté. Comme son père aimait à le dire, elle parlait vite et marchait plus vite encore. Trent lui ouvrit la porte et elle le précéda à l’intérieur. Il la conduisit alors dans un petit bureau impeccable. Là, elle s’assit et observa les lieux. C’était une pièce impersonnelle, peu meublée. Pas de photos, de trophées sportifs ni la moindre
allusion à l’homme qui l’occupait. Elle sentait même que la pénombre qui y régnait était un choix délibéré. Il lui remit une liasse de documents et elle griffonna son nom partout où il le lui demandait, sans prendre la peine de lire. Sans doute renonçait-elle à toute poursuite judiciaire contre Potomac. En même temps, toute sa vie elle avait renoncé à ses droits. Elle lui rendit la pile de papiers et se leva. — Attendez. Je suis aussi impatient que vous de monter en voiture, Madame Santos, mais... — C’est Mademoiselle. Santos est mon nom de jeune fille. Ce type n’écoutait donc pas ? — Désolé. Mademoiselle Santos. Il s’arrêta pour jeter un coup d’œil à l’énorme bague sertie de diamants et d’émeraudes à son annulaire gauche. Elle esquissa un petit sourire et haussa les épaules. — Je sais que vous savez conduire une voiture manuelle, reprit-il. Conduisezvous souvent toute seule à Mexico ou votre mari vous fournit-il un chauffeur ? C’était une question légitime. Beaucoup de couples dans leur entourage employaient des gardes du corps qui faisaient également office de chauffeurs ou de majordomes. Et la plupart de leurs amis possédaient des voitures blindées. Mais Mateo se fichait de ces précautions. Il était originaire de Mexico, dont il avait parcouru les rues quand il était enfant. Elle se demandait s’il changerait d’avis en sachant qui elle était vraiment et combien son travail était dangereux. Mais il n’était pas question de lâcher une telle bombe. En plus des retombées qu’une annonce du type « je suis un agent secret de la CIA qui espionne ton employeur et ton gouvernement » entraînerait après trois ans de mariage, elle avait reçu l’ordre explicite de ne rien divulguer. En avouant la vérité à son mari, elle s’exposerait à une accusation de trahison. Elle cligna des paupières. Trent Mann attendait une réponse et il n’était pas obligé de connaître les détails de sa double vie.
— Non, nous n’avons pas de chauffeur. Je conduis généralement moi-même. Une ride soucieuse lui plissa le front et il pinça les lèvres, visiblement mécontent de sa réponse. — Je vois. Et que conduisez-vous ? Contrairement à son expression, son timbre de voix demeurait imible. Elle croisa son regard avec un sourire complice. — Je ne pense pas que ça vous plaise. Une Mercedes-Benz classe SL. Dorée. — Une décapotable hors de prix ? Vous avez raison, je n’aime pas ça. Je ne sais pas ce que vous venez faire ici si vous ne prenez pas votre sécurité personnelle au sérieux, Mademoiselle Santos. Des bijoux clinquants, une décapotable tape-àl’œil ? La sénatrice Anglin semblait estimer que vous étiez en danger. Ce n’est pas votre impression ? Son visage se durcit en un masque désapprobateur. Elle soutint son regard sans sourciller. — Honnêtement, je ne sais pas. Tout ce que je sais, c’est la marque de ma voiture. Mon mari est né à Mexico. Il n’a pas le même regard sur sa ville que les étrangers. Jusqu’à présent, il n’a pas vu le besoin de prendre des mesures de sécurité radicales. — Je vous suggère de dire à votre mari que, s’il vous aime, il ferait mieux de revoir sa position sur les questions de sécurité. Plus de cinq mille personnes ont disparu au Mexique rien que l’année dernière, et la capitale a connu une augmentation des enlèvements qui a déé de loin le reste du pays. Ce serait ridicule de nier les statistiques. Surtout pour une femme de votre rang... et, euh... avec votre physique. Elle devint rouge de colère, les poings serrés. À moins que ce soit de l’embarras. La triste vérité, c’était qu’elle ignorait si Mateo l’aimait encore – si tant est qu’il l’ait vraiment aimée un jour. Mais elle n’allait certainement pas partager ce secret pathétique avec son moniteur de conduite.
Elle s’éclaircit donc la voix et répondit : — Écoutez, il semble clair à vos yeux que je ne demande qu’à être enlevée. J’ai compris. Et maintenant ? On va rester ici à discuter toute la journée ? Ou... Elle se tourna vers la fenêtre. En guise de réponse, il décrocha un trousseau de clés sur un panneau au mur, à côté de la porte, et sortit sans attendre qu’elle le rejoigne.
4
Trent sortit en trombe du bâtiment, conscient qu’il trahissait ses émotions, mais incapable de calmer sa colère. La femme qui trottinait derrière lui était une idiote – elle ou son mari. L’insouciance et l’arrogance de leur vie à Mexico lui faisaient l’effet d’une gifle. Il voulait laisser entendre que sa réaction n’était qu’une forme de désarroi professionnel parfaitement détaché, pourtant il ne pouvait nier qu’il était attiré par Olivia Santos. Il aurait pu se noyer dans ses yeux, d’un bleu ardoise comme l’océan par un jour de tempête et profonds comme la mer, et son grand sourire avenant, qui commençait aux commissures de ses lèvres délicates et s’incurvait vers le haut tel un rayon de soleil, transformant son visage et le réchauffant de l’intérieur. C’était inexplicable. Elle n’était pourtant pas son genre, avec sa peau claire, ses cheveux blonds et sa silhouette élancée. Sans compter qu’elle était mariée, se rappela-t-il. C’était l’épouse bien-aimée et privilégiée d’un homme riche, qui ne semblait même pas juger bon de prendre soin de ses trésors. Pire que tout, elle n’avait elle-même ni la force ni le désir de prendre les mesures nécessaires à sa protection. Décidément, ce n’était absolument pas son genre. Il aimait les femmes volontaires et courageuses, qui savaient faire preuve d’initiatives. Comme Carla. Carla la fougueuse, avec ses yeux bruns étincelants et son enchevêtrement de boucles noires brillantes. Intrépide et magnétique. L’exact opposé de la fragile figurine en cristal qui le suivait. Olivia Santos semblait particulièrement friable et tout aussi dangereuse. Il l’imaginait se briser en mille morceaux, projetant des éclats tranchants sous ses pas. Elle le rattrapa alors qu’il soulevait la porte à enroulement du garage. Les voitures de formation étaient alignées devant eux comme des panthères prêtes à bondir, rutilantes sous les néons. Alors qu’elle le frôlait, il sentit un parfum d’épices et d’agrumes. Son shampoing ou sa lotion, peut-être. C’était enivrant, capiteux. Ressaisis-toi. Apprends à cette femme quelques manœuvres d’esquive
élémentaires, la réaction à adopter en cas d’embuscade, et renvoie-la au Mexique. Ce n’est qu’un service rendu à une alliée politique. Ensuite, e à autre chose. Ne pose pas trop de questions sur sa vie à Mexico et, quoi que tu fasses, ne lui parle pas de son mari. Son regard devenait glacial lorsqu’elle parlait de l’homme qu’elle avait épousé, et son visage se figeait en un masque lointain et dénué d’émotions. Mais il l’avait vue triturer la bague à son doigt, un signe de malaise. Et il avait remarqué la chaleur qui montait de son cou jusqu’à ses joues lorsqu’elle avait is que ce type refusait de lui fournir la moindre protection, même la plus basique. Son mari, pour une raison quelconque, se fichait éperdument de sa sécurité. Tenait-il seulement à elle ? Il secoua la tête. Ne te mêle pas des affaires de cette Olivia Santos. C’était inutile, imprudent, et cela ne mènerait à rien d’autre qu’à la souf. Il en avait déjà beaucoup trop subi dans sa vie. Il appuya sur le bouton du porte-clés et les phares d’une Miata bleu vif clignotèrent en guise de salutation. Il lança les clés dans la direction d’Olivia, s’attendant à les entendre heurter le sol en béton, mais elle les récupéra au vol dans un geste nonchalant. — Je conduis en premier ? — Oui, je veux avoir une idée de vos aptitudes pour savoir sur quoi travailler. Ensuite, je vous apprendrai quelques trucs. Il grimaça en entendant l’écho de sa voix bourrue contre les murs du garage. Jake ferait un malheur s’il l’entendait parler à une cliente de cette façon, surtout si elle était proche d’une sénatrice. Mais Olivia ne sembla pas s’en formaliser. Il se demanda ce qu’elle avait l’habitude d’accepter sans broncher dans sa vie quotidienne et il décida de lui témoigner plus de respect. Elle le méritait, au moins. — Et on va rouler avec ça ? demanda-t-elle en désignant la petite MX-5 brillante, son regard balayant les rangées de SUV et de véhicules blindés. — Il faut vous préparer à des scénarios du monde réel. Vous conduisez un petit cabriolet ridicule, nous devons prendre ce qui s’en rapproche le plus, répondit-il avec un sourire. Chez Potomac, on n’utilise pas des voitures de luxe qui coûtent
des sommes à six chiffres pour l’entraînement, alors ce joli bijou devra faire l’affaire. Elle se glissa derrière le volant pendant qu’il grimpait sur le siège ager. Lorsqu’elle tourna la clé, le moteur se mit à ronronner. Tous deux ajustèrent leurs sièges pour avoir plus de place au niveau des jambes et il se rendit compte qu’elle était encore plus grande qu’elle n’en avait l’air. Il baissa furtivement les yeux, s’attendant à découvrir à ses pieds une paire de bottes à talons aiguilles peu pratiques – des chaussures qui lui donneraient quelques centimètres de plus, mais qui la ralentiraient en cas d’attaque et dont les semelles risquaient de glisser pour aller lui coincer les pieds sous l’accélérateur. Ce n’était pas le cas. Elle portait des chaussures de randonnée abîmées. Il lâcha un petit grognement approbateur. Ouvrant la boîte à gants, il en sortit deux oreillettes sans fil. Il lui en glissa une dans le pavillon de l’oreille, plaçant le micro près de son menton, avant de lui tendre la seconde. — Pourquoi ? demanda-t-elle en agitant la tête pour s’assurer que l’oreillette ne tomberait pas, repoussant une longue mèche de cheveux lisses. — Pour que vous puissiez m’entendre sans que je me force à crier. Et aussi pour que Jake puisse les écouter depuis le bureau, s’il en avait envie, mais il se garda bien de le préciser. Elle appuya sur l’accélérateur, faisant tourner le moteur. — On va où ? Il la regarda. Elle semblait à l’aise au volant. Elle était détendue, libre, ses mains à trois et neuf heures. Elle avait l’air bien, mais il était grand temps d’évaluer sa conduite. — Commençons par quelques basiques. Le circuit fédéral est en haut de cette côte, à gauche. C’est un parcours d’environ deux kilomètres avec du dénivelé. Elle tourna à gauche en sortant du garage. — Combien de virages ?
Cette question révélait une familiarité avec les cours de conduite. — Quatorze. Il y a aussi une longue ligne droite pour travailler l’accélération et le freinage. — Des pistes circulaires ? — Oui, il y en a aussi. Elle acquiesça et avança le menton. — Bon. Il se tourna alors sur son siège, lui lançant un regard interrogateur. — Avez-vous déjà suivi une formation de ce genre ? — Pas exactement du même genre, dit-elle avant de pincer les lèvres. Mais oui, disons que j’ai un peu de temps de piste à mon actif. — Au Mexique ? — Non. Il attendit, mais elle n’ajouta rien. — Bon, très bien. Rangez-vous dans la voie de ravitaillement. Elle s’exécuta. — Et maintenant ? — J’aimerais savoir ce qui se e, Mademoiselle Santos. Quand vous dites que vous avez du temps de piste à votre actif, est-ce que ça signifie que vous êtes une ionnée de conduite avec un bon niveau, une amatrice, ou simplement que vous avez suivi un cours de sécurité routière au lycée ? Ses lèvres ébauchèrent un sourire. — Rien de tout ça. Disons que j’ai reçu une formation à la conduite de sécurité il y a quelques années. Avant mon déménagement au Mexique. Mais ça fait un
moment. Alors, j’ai besoin d’une remise à niveau. La formation à la conduite de sécurité, du moins telle qu’il l’enseignait luimême, était comme une formation à la conduite d’esquive, mais sous stéroïdes, pourrait-on dire. Les riches épouses n’avaient pas besoin d’un tel niveau. C’était pour les agents des services étrangers, des forces de l’ordre fédérales, de la gendarmerie royale du Canada et de la CIA. Il observa attentivement son profil. Impossible. Cette princesse de glace ne pouvait pas être agent secret, ni au fédéral ni auprès de n’importe quel organe gouvernemental. Tu perds ton sangfroid, Mann. Elle te fait trop d’effet. — Allez-y, prenez de la vitesse sur la piste. Elle hocha la tête et sortit du stand de ravitaillement pour s’engager sur la ligne droite. Il regarda monter l’aiguille de vitesse. Plus haut, de plus en plus haut. — Et maintenant ? demanda-t-elle, les yeux rivés sur la piste devant elle. — Mercedes-Benz a inventé les freins antiblocage, alors j’imagine que votre voiture en est équipée. — Oui. — Vous avez de la chance. L’ABS n’est pas de série sur ce modèle, en tout cas pas à l’époque. Mais cette voiture en est équipée pour permettre l’entraînement au freinage dégressif. Je vous explique ce qu’on va faire. Quand je dirai... Aussitôt, elle accéléra avec le pied droit. Puis, avec le gauche, elle freina brutalement et les roues se bloquèrent, activant l’ABS. Il se cramponna à la barre de sécurité. — Mais à quoi vous jouez ? Elle cria dans son micro pour lui répondre : — Je ne connais pas cette voiture. Si vous voulez que je m’entraîne au freinage dégressif, je dois d’abord tester le blocage des roues.
Il secoua la tête. Elle avait raison. Mais alors, si elle connaissait cela, elle n’avait pas vraiment besoin de s’entraîner à ce type de freinage. Conduite d’esquive élémentaire, mon cul, Jake. Il la regarda. — Essayons autrement. Quels sont vos points faibles, selon vous ? Comment utiliser au mieux notre temps ensemble ? S’exercer aux 180 degrés en marche arrière ? Aux demi-tours avec frein à main ? — Non, vous connaissez les rues de Mexico ? À côté, les embouteillages à Washington eraient pour un vrai désert. Je n’arriverai jamais à prendre assez de vitesse ni à trouver l’espace pour mes demi-tours. Décidément, elle connaissait son sujet. Elle conduisait avec les deux pieds comme une conductrice chevronnée. Le mystère d’Olivia Santos s’épaississait à chaque instant. — Alors ? Elle prit le temps de réfléchir. — La plupart des ravisseurs de la route forment une barricade avec leurs véhicules, n’est-ce pas ? Quand il ne s’agit pas de carjacking. — C’est bien ça. — Alors, je veux m’entraîner à foncer dans le tas. Vous auriez des voitures qu’on pourrait percuter ? Ses sourcils remontèrent jusqu’à la racine de ses cheveux. Cette femme était vraiment pleine de surprises. Mais elle avait raison, ce serait utile de savoir comment enfoncer un barrage routier. — Oui. Je dois appeler au bureau pour les avertir. Ils peuvent nous apporter quelques vieilles Crown Vic sur le circuit et une voiture en plus mauvais état pour nous. Désolé, mais vous n’utiliserez pas ce bijou pour vous entraîner à enfoncer des carrosseries. — Naturellement.
Elle lui adressa son beau sourire ensoleillé, et quelque chose dans sa poitrine devint tout ramolli, à défaut d’un meilleur terme. Sa peau de porcelaine avait un éclat de pêche après la bouffée d’adrénaline provoquée par la conduite à grande vitesse, et ses cheveux étaient emmêlés par le vent. C’était bien trop facile de l’imaginer après le sexe. Il déglutit et serra un peu plus fort la barre de sécurité, crispant ses doigts autour du métal pour détourner son attention de son désir ardent. Il n’avait pas éprouvé d’envie, d’attirance ni rien de cette nature depuis Carla. Olivia Santos était synonyme de gros ennuis. Plus vite il la faisait sortir de sa vie, mieux cela vaudrait.
Olivia regarda le compteur de vitesse et enfonça la pédale d’accélération de la berline. — Un peu plus lentement, l’avertit Trent, sa voix tintant dans l’oreillette. — Plus lentement ? — Oui. C’est une manœuvre de dernier recours, et si vous l’exécutez dans votre véhicule personnel, vous ne devez pas rouler plus vite que vingt kilomètres par heure lorsque vous vous approcherez du véhicule qui vous barre la route. — Pourquoi si lentement ? Si elle était contrainte à cette extrémité dans les rues de Mexico, cela signifierait qu’elle cherchait à échapper à une équipe de ravisseurs. Elle avait beau répugner à percuter une voiture à grande vitesse, une lenteur régulière ne lui semblait pas franchement indiquée en de telles circonstances. — Deux raisons. Premièrement, si vous ralentissez en approchant, ils penseront que vous allez vous arrêter. Deuxièmement, votre petite Mercedes a des airbags. Si vous ralentissez jusqu’à vingt kilomètres heure pour accélérer ensuite lors de la collision, tout en restant sous la barre des trente, vous risquez beaucoup moins de les déclencher. Il avait raison. Ce serait difficile d’échapper à des preneurs d’otages potentiels avec des côtes cassées et une commotion cérébrale. — D’accord, concéda-t-elle en relâchant l’accélérateur. — Bon. Maintenant, visez la roue arrière. Dans votre petite voiture, il faudra er la deuxième vitesse. Elle prit note de ses consignes, mais ne répondit pas. Son monde se réduisait à un tunnel composé de la Crown Vic devant elle, de ses pieds et de ses mains. Elle s’adossa dans son siège. Lorsque le mot « maintenant » lui parvint, elle accéléra, reportant son attention sur la piste circulaire de l’autre côté du barrage, et percuta la berline qui pivota sur le côté. Elle la franchit et s’arrêta au bord du circuit.
— Oui ! s’écria-t-elle en brandissant le poing alors qu’un flot d’adrénaline la traversait. Trent lui sourit. — Prête à recommencer ? Elle jeta un coup d’œil vers le champ où étaient éparpillées les premières Crown Victoria à la tôle froissée, l’air tristes et esseulées. — Combien de voitures votre patron va-t-il me laisser détruire ? — Autant qu’il faudra pour que vous vous sentiez capable de franchir une barrière. Ça va ? Tout allait bien. — Oui, répondit-elle. — Formidable. Alors, entraînons-nous aux virages en J. Après avoir bousculé une voiture qui vous bloque, vous devrez avoir un plan. Disons que c’est assez simple de continuer tout droit. Mais si vous devez faire marche arrière et accélérer, le plus rapide sera le mieux. Elle lui rendit son sourire. — Vous allez voir ce que vous allez voir. S’il y avait une manœuvre qu’elle maîtrisait à la perfection, c’était bien son virage à 180 degrés. Pendant sa formation à « la ferme », elle était la meilleure de sa promotion. ant la marche arrière, elle appuya sur l’accélérateur, les yeux droit devant elle. Une fois qu’elle se fut éloignée de la berline, elle plaça la main gauche sur le volant, à trois heures, puis elle saisit le levier de vitesse avec la main droite et mit les gaz, accélérant jusqu’à ce que le poids de la voiture se déporte vers les pneus arrière. Lorsqu’elle sentit le mouvement, elle braqua au maximum et la voiture tourna. Elle en était à 90 degrés par rapport à son point de départ lorsqu’il tira
brusquement pour redresser le volant. Enfin, la voiture se retrouva dans la direction opposée, le barrage à nouveau dans son rétroviseur. Elle a de la marche arrière à la première vitesse et appuya sur l’accélérateur pendant un moment. Vibrante d’excitation, elle arrêta finalement la voiture et se tourna vers Trent, rayonnante. Elle leva le bras pour lui taper dans la main, mais au lieu de ça, il l’attira dans une solide étreinte. Ses bras et son torse étaient fermes et épais sous sa chemise militaire soyeuse ignifugée. Il sentait le cèdre et le chocolat. Et son cœur battant contre sa joue propageait en elle une impulsion électrique qui la réchauffa instantanément. Cela faisait des mois que Mateo ne l’avait pas touchée, même en ant. Elle dévisagea Trent, sa mâchoire carrée, ses pommettes ciselées et ses yeux dorés. Elle prit conscience qu’elle retenait sa respiration. Après un sourire timide, elle s’écarta. — C’était sympa, murmura-t-elle. — Où avez-vous appris à faire ça ? Je n’avais jamais vu de meilleur virage en J. Elle s’éclaircit la voix et se réjouit de l’interruption lorsque l’oreillette de Trent sonna. — C’est Jake, au bureau, expliqua-t-il avant d’appuyer sur un bouton pour diff l’appel sur les haut-parleurs de la voiture. Jake, tu as vu le super 180 degrés d’Olivia ? — J’ai regardé sur la caméra. Tu es un sacré professeur, Trent. — Non, vieux. Je n’y suis pour rien du tout. Soit elle est faite pour ça, soit... La voix de Jake se fit entendre. — Le mari de Madame Santos a essayé de la dre. Elle a laissé son téléphone dans ton bureau et il sonne sans arrêt. Quand je dis sans arrêt, ce n’est pas une façon de parler. L’appareil est verrouillé, mais Ian a vu le numéro clignoter sur son écran et il l’a noté. Je l’ai rappelé. Mateo Flores a besoin de lui parler tout de suite. Apparemment, une urgence familiale. Je vous le e.
L’enthousiasme d’Olivia se dissipa et ses doigts blanchirent autour du volant. Elle pouvait sentir l’homme à côté d’elle qui la regardait, mais elle gardait les yeux fixés droit devant, à travers le pare-brise. — Olivia ? La voix rauque de Mateo grésilla dans le système audio de la voiture. — Oui. — Bon sang, mais où es-tu ? J’ai appelé le centre de rééducation de ta grandmère et j’ai parlé à l’infirmière de son étage. Personne ne t’a vue là-bas depuis ce matin de bonne heure. — Il s’est é quelque chose. — Le monsieur qui m’a rappelé m’a dit que tu suivais un cours de conduite. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? — Je t’expliquerai demain quand je te verrai. — Non. Tu rentres à la maison aujourd’hui. Elle souffla un peu, puis parla sur un ton délibérément calme. — Tu as clairement reçu mon message si tu as appelé le centre médical. Je t’ai expliqué que je devais repousser mon retour à demain. — Olivia, j’ai détourné l’avion vers un aérodrome privé près de Charles Town. Va directement là-bas. C’était un ordre, pas une demande. — Ça ne va pas marcher. Il faut que je dépose la voiture de ma tante, et puis... — Tu as l’air de croire que je te demande de rentrer à la maison maintenant. Ce n’est pas le cas. Je t’ordonne de ramener tes fesses dans cet avion. Ses joues s’embrasèrent. Elle avait l’habitude que Mateo lui parle comme ça en privé. Mais il n’avait jamais révélé sa vraie nature devant les autres. Bien sûr, il ignorait que Trent était assis à côté d’elle et qu’il entendait chaque mot. L’idée
que Trent puisse être témoin de son humiliation était presque inable. Elle ferma vivement les paupières pour retenir les larmes qui menaçaient de couler. — Est-ce bien clair ? reprit Mateo. — Oui, à ce soir. Elle jeta un coup d’œil à Trent, le suppliant du regard d’interrompre l’appel et d’abréger ses soufs. Il hocha la tête, puis appuya sur un bouton de son casque et un bip électronique retentit. Elle garda les yeux baissés sur ses mains, sur ses genoux, pendant un long moment de silence, comme en recueillement. — Je suis désolée que vous ayez dû entendre ça. Il grogna d’un air évasif. Lorsqu’elle le regarda par en dessous, ce fut pour surprendre ses yeux sur elle. — Pourquoi le laissez-vous vous parler comme ça ? fit-il d’une voix basse et rocailleuse. Comment pourrait-elle l’expliquer ? C’était impossible. — C’est une longue histoire. — Je vais vous dire. Je sais où se trouve cet aérodrome. Je vous y conduirai et vous pourrez me raconter tout ça en chemin. Elle hésita. Elle ne disait pas non à un peu plus de temps avec Trent, mais ce véritable chaos était son problème, pas le sien. Elle le réglerait toute seule. Il poursuivit : — Écoutez, nous pouvons envoyer un agent ramener le break chez votre tante. Où doit-on aller ? Finalement, elle céda.
— Elle est chez elle, au bord de la mer, mais elle laisse son break à sa maison de Chevy Chase, où il sert principalement à la femme de ménage. Vous en êtes sûr ? C’est un long trajet et... — Potomac se fera un plaisir de vous raccompagner, Mademoiselle Santos. Elle ne put s’empêcher de remarquer la distance qu’il mettait dans ses propos. Il était é de Trent qui aidait Olivia à l’entreprise qui accommodait une cliente. Une vague de déception s’abattit sur elle. Pour la première fois depuis longtemps, elle s’était autorisée à croire qu’elle pouvait avoir un ami. Elle secoua la tête, fâchée par sa bêtise. Elle le connaissait à peine. Il faisait simplement son travail. Et même s’il était du genre à se lier d’amitié avec les clients, qui aurait envie de se rapprocher d’une personne qui se laissait traiter comme un paillasson ? Il la regardait, attendant une réponse. — Merci. J’apprécie. — Alors, c’est réglé. Retournons au bureau et prenons votre sac et votre téléphone, puis nous vous conduirons à l’aérodrome et vous pourrez partir. — Ça me semble bien. Elle lui fit un sourire – ou du moins, elle essaya. Ses yeux retombèrent aussitôt sur ses mains, encore tes sur ses genoux. Malgré ses efforts pour se maîtriser, il avait bien dû remarquer ses tremblements. — Je vais conduire, et nous échangerons cette guimbarde contre un SUV de service, à y être. Elle sortit de la berline cabossée et contourna le capot pour redre le côté ager, jetant un dernier coup d’œil aux épaves qui jonchaient le terrain. Aussi incroyable que ce soit, quelques minutes auparavant, elle avait l’impression de voler, se sentant plus survoltée et plus vivante qu’elle ne l’avait été depuis des années. À présent, un nœud de terreur froid et rigide s’était logé dans son estomac. Elle ne ressentait... rien. C’était le seul moyen de survivre.
Trent s’installa au volant et ajusta la position de son siège. Il jeta un coup d’œil vers elle pour confirmer qu’elle était bien attachée, puis il démarra et prit de la vitesse sur la piste jusqu’à la route d’accès. Elle en profita pour observer son profil. Un muscle de sa joue tressautait. À l’exception de cet infime mouvement, son visage était fermé, aride. Elle n’aurait pas su dire s’il était en colère, déçu ou simplement furieux que sa journée ait été gâchée par le besoin de jouer les chauffeurs pour la femme vagabonde d’un inconnu. Elle déglutit péniblement, la gorge nouée, et se tourna pour regarder par la vitre les terres agricoles ondoyantes qui défilaient le long de la route comme des rubans verts.
5
Trent ne dit pas un mot pendant le trajet de retour au garage. Il n’osait pas se fier à sa voix. Tout ce qu’il dirait trahirait forcément son profond mépris pour l’abruti de mari d’Olivia Santos. Comme il n’avait aucune gentillesse à dire, il se contenta de suivre l’inénarrable conseil de sagesse des mères du monde entier, à savoir garder le silence. Cependant, il jetait des coups d’œil réguliers vers sa agère. Elle avait les traits tirés et la peau pâle, presque diaphane, à l’exception de deux taches rouges sur ses joues. À son port de tête et son regard tourné vers la vitre, il voyait bien qu’elle cherchait surtout à éviter son regard. Il avait envie de frapper le volant, frustré par la brusquerie avec laquelle son mari l’avait traitée, mais il garda une main de fer sur ses émotions jusqu’au stationnement. Elle sortit du véhicule avant même qu’il ne s’arrête et franchit en trombe l’entrée du garage. Pendant une fraction de seconde, il s’attendit à ce qu’elle détale vers les montagnes au loin. Au lieu de quoi, elle resta dehors, à les contempler. Il coupa alors le moteur et ouvrit le capot pour que l’un des mécaniciens puisse effectuer une révision du moteur. Enfin, il sortit à son tour et resta derrière elle, légèrement en retrait. Si elle l’entendit approcher, elle n’en laissa rien paraître. Il s’éclaircit la voix. — On ferait mieux d’aller chercher vos affaires et de se mettre en route. Elle hocha la tête et ils partirent à l’autre bout du terrain. En dehors des nombreuses raisons qui faisaient du mari d’Olivia une ordure, le fait qu’il avait gâché le triomphe de son parfait virage en J rongeait l’humeur de Trent. Il n’avait pas exagéré en lui disant qu’elle était faite pour ça. Cette femme était une excellente conductrice et il avait apprécié de travailler avec elle. Mais le léger arrière-goût plutôt aigre éclipsait le plaisir qu’il avait ressenti.
Une fois devant les portes du bureau, il se racla la gorge une seconde fois. — Pendant que vous allez chercher votre téléphone et votre sac, je dois parler à Jake. Je vous retrouve ici dans quelques minutes. — Bien sûr. Sa voix était raide, atone, et elle gardait les yeux baissés. Il présenta son badge devant le lecteur et attendit le bip métallique indiquant que la serrure était déverrouillée, puis il poussa la porte et la fit entrer. Elle se dirigea vers la porte ouverte de son bureau et il tourna directement dans l’étroit couloir qui menait au bureau de Jake, au fin fond du bâtiment. Contrairement à la plupart des directeurs d’entreprise, Jake n’avait pas choisi le meilleur emplacement pour son bureau. Il travaillait dans un placard à balais. Les clients et autres visiteurs se disaient qu’il était modeste ou qu’il se montrait solidaire avec son personnel, leur rappelant par ce choix qu’il n’était qu’un des leurs. C’était en partie vrai. Mais surtout, ce bureau de la taille d’une boîte à chaussures était le seul qui comptait vraiment aux yeux de Jake. Par l’unique fenêtre carrée, on pouvait voir les montagnes, parfaitement encadrées et centrées. Aucun bâtiment ni arbre ne venait cacher la vue parfaitement dégagée. Fidèle à lui-même, Jake regardait par la fenêtre quand Trent donna un petit coup sur l’encadrement de la porte ouverte. — Entre, dit-il sans se détourner de la vue. J’ai entendu dire que tu t’étais porté volontaire pour être le chauffeur personnel de Madame Santos. — Tu as entendu l’échange avec son mari ? — Oui. Je suis resté en ligne. — Qui se comporte comme ça ? s’exclama Trent en serrant les poings. Ce ne sont pas des manières de parler à quelqu’un, que ce soit le laveur de voitures ou l’épicier du coin, et encore moins à la femme qu’on est censé aimer. Jake se tourna enfin pour le dévisager.
— Ne t’implique pas trop auprès de cette femme, d’accord ? Trent éclata de rire. — Comment voudrais-tu que je m’implique ? J’ai é, quoi ? En tout et pour tout deux heures avec elle ? — C’est une belle femme. — Tu trouves ? Enfin, oui, peut-être. Mais ce n’est pas mon genre. Un voile de chagrin assombrit le visage de Jake. — Elle est très différente de Carla, reconnut-il d’une voix douce. Après une hésitation, il reprit : — Mais ce n’est pas forcément une mauvaise chose. — En tout cas, elle est aussi très mariée avec un connard plein aux as. Et ça, c’est une mauvaise chose. — C’est vrai. Et pourtant, tu veux consacrer le reste de ta journée à rendre service à une simple élève qui ne t’attire pas. C’est tout à fait cohérent. Trent réprima un sourire. — Je veux juste qu’elle monte dans son avion. Je me suis dit qu’une équipe de deux pourrait ramener la voiture de sa tante à Chevy Chase. Tu sais, histoire de rendre service à la sénatrice Anglin. Jake ne prit même pas la peine de cacher son sourire. — C’est ça, un service à la sénatrice. Bonne idée. Merci d’avoir assuré le cours de Madame Santos aujourd’hui. Je ne suis pas descendu à la fenêtre d’observation pour vous regarder, mais j’ai jeté un œil aux données sur l’ordi. Elle devrait être capable d’assurer si elle est prise pour cible à son retour à Mexico. — Oui. Elle ne devrait pas avoir de problèmes.
Sa voix était désinvolte, comme si la seule pensée qu’Olivia puisse être la cible de ravisseurs dans une ville étrangère dangereuse ne glaçait pas le sang dans ses veines, lestant sa poitrine de plomb. Jake le regardait attentivement. — Fais attention. — La route de l’aérodrome n’est pas dangereuse. Enfin, il faut faire attention aux biches, bien sûr, mais... — Ce n’est pas ce que je veux dire, et tu l’as très bien compris. Je m’inquiète pour le mari. Il semble être du genre jaloux. Jake soutint son regard pendant un moment et Trent secoua la tête. — Je te l’ai dit. Ce n’est qu’une élève, c’est tout. — Si tu veux t’en persuader. Trent recula dans le couloir, refermant la porte derrière lui.
6
Heureusement, le trajet entre le terrain de Potomac et l’aérodrome fut court, et les véhicules qu’ils rencontrèrent en chemin ne firent appel à aucune des manœuvres enseignées par Trent sur son circuit. Olivia le regarda se faufiler entre deux tracteurs à faible vitesse, se créant un espace qui n’existait pas un instant auparavant. — Vous êtes doué. Sa voix paraissait presque trop forte dans le silence qui régnait dans l’habitacle. — C’est normal. Je e beaucoup de temps au volant. Elle jeta un coup d’œil à ses mains, posées légèrement sur le volant. Une profonde cicatrice blanche coupait en deux sa main et son bras droits, partant du pli de son pouce et barrant le dos de sa main avant de former une courbe autour de son poignet. — Comment avez-vous eu cette cicatrice ? demanda-t-elle en inclinant le menton vers sa main. Il détourna les yeux de la route et son regard se posa sur son poignet exposé et la blessure, comme s’il ne l’avait jamais vue auparavant. — Oh, je déchirais des cartons. Une mauvaise manip avec le cutter. Une bête erreur. Il éluda la question d’un geste de la main. Elle pencha la tête. — Vraiment ? Parce que j’ai remarqué dans votre bureau que vous étiez droitier. J’essaie d’imaginer comment l’utilisation même maladroite d’un cutter avec votre main droite pourrait provoquer une telle coupure, et je dois dire que je n’y
arrive pas. Il se redressa sur son siège. Si elle n’avait pas guetté sa réaction, elle l’aurait manquée. Il lui jeta un œil. — Qu’avez-vous dit que vous faisiez à Mexico, déjà ? — Je n’ai rien dit. Ses lèvres pleines esquissèrent un sourire. — Bon, alors. Que faites-vous à Mexico ? — Quelque chose qui me permet de connaître la différence entre un glissement de cutter et une blessure de défense subie lors d’un combat au couteau. Apparemment, votre adversaire maniait un petit couteau de chasse. Elle savait qu’elle ne devrait pas s’en vanter ni chercher à l’intriguer. Mais lorsqu’il retint son souffle, l’œil brillant en la dévisageant, elle se dit que ce risque en valait largement la peine. Il la regardait comme si elle était fascinante, étonnante, spéciale. Un frisson la traversa et elle se sentit vivante. — Vous êtes médecin. Chirurgien aux urgences, dit-il, essayant de deviner. — Non. Premier essai. Il déclencha son clignotant à gauche et quitta la route, franchissant un portail ouvert qui menait à la petite piste d’atterrissage privée. L’avion était déjà sur le tarmac. Il s’approcha du cockpit, ne s’arrêtant que lorsque l’agent au sol agita vigoureusement la main, et coupa le moteur du SUV. Il y avait une lueur malicieuse dans son regard. — Alors, bouchère. — Pouah. Elle fit mine de frissonner.
— Deuxième essai. Il activa le déverrouillage des portières et elle sortit. Il l’imita. Elle se dirigea vers l’avant du véhicule pendant que l’équipage descendait la erelle. Puis elle s’humecta les lèvres, retrouvant l’usage de sa voix. — Il est temps de faire une dernière tentative. Il secoua la tête. — Non. Je ne voudrais pas rater ma dernière chance avec vous, Olivia Santos. La chaleur dans son regard démentait la légèreté de son intonation et elle en fut déstabilisée. Avant qu’elle puisse lui répondre, il tendit la main et lui glissa les cheveux derrière l’oreille, ses doigts délicats comme une plume. — J’imagine que vous resterez un mystère pour moi. Elle frissonna à ce . — Un mystère sous forme d’énigme, alors. Merci. Pour tout. Pour le cours, le trajet et ma voiture que vous ramenez en lieu sûr... Je vous suis redevable. Se penchant vers son oreille, il murmura : — Peut-être qu’un jour, je vous demanderai un service. Elle pouvait encore sentir son souffle sur ses cheveux lorsqu’elle se retourna et pressa le pas vers la erelle. Son cœur battait à tout rompre sous l’effet de l’excitation alors qu’elle montait les marches, se retenant de tourner la tête pour un dernier aperçu de son moniteur de conduite, grand, beau et ténébreux. Elle devait résolument laisser Trent Mann et leur flirt dangereux dans son rétroviseur. Saluant distraitement Wen, le pilote de Mateo, elle s’assit sur le siège en cuir blanc, s’y adossa et ferma les yeux. La journée avait été longue, épuisante. Elle avait besoin de quelques minutes pour décompresser. Elle les avait bien méritées. Son moment zen fut interrompu par les gargouillis de son estomac. Elle ouvrit
les paupières en prenant conscience qu’elle n’avait rien mangé depuis le dîner de la veille. — Wen, est-ce que j’ai le temps de fouiller dans la cuisine pour un casse-croûte avant de décoller ? — Hmm, hmm, lui répondit une voix étouffée. Elle fronça les sourcils. En temps normal, Wen était très à cheval sur le protocole. Il n’aurait jamais répondu avec une telle désinvolture à une question, et encore moins si elle lui était posée par la femme de son employeur. Elle se pencha pour regarder le pilote de plus près. Son cœur eut un raté. L’homme qui effectuait ses procédures de contrôle n’était pas Wen. Il n’était même pas chinois. — Excusez-moi, où est Wen ? Depuis qu’elle connaissait Mateo, il n’avait jamais volé avec quelqu’un d’autre que Wen. Son alarme interne fit retentir une corne de brume et son cœur s’emballa. Le pilote tourna alors la tête vers elle. Son expression demeura imible, mais elle vit le contour de ses yeux tressaillir – signe involontaire d’inquiétude, de colère ou d’une autre émotion qu’il essayait de maîtriser. Enfin, il se racla la gorge. — Wen ne se sentait pas bien. Je le remplace. Ne vous inquiétez pas, je suis très expérimenté. Pourquoi Mateo n’avait-il pas mentionné ce changement lorsqu’il avait appelé ? Certes, il était concentré sur ses reproches, peut-être cela lui était-il sorti de la tête. Pourtant, l’alarme dans son cerveau continuait de sonner. Elle ne voulait pas s’envoler avec un inconnu avant d’être certaine qu’il était digne de confiance, surtout à la lumière de l’avertissement énigmatique que lui avait donné l’assistant de la sénatrice Anglin.
— Je vois. Je suis sûre que vous connaissez mon nom, mais j’aime autant me présenter officiellement. Je m’appelle Olivia Santos. Elle sourit chaleureusement en tendant la main. Il la lui serra. — Ravi de vous rencontrer, madame. Elle attendit, mais il ne lui donna pas son nom. — Et vous êtes ? — Le capitaine Cortland. Il jeta un coup d’œil à son tableau de bord. — Je dois finir ma liste de vérification avant le vol. Vous avez tout le temps de prendre un casse-croûte. Il la congédiait. En se rendant à la kitchenette, elle parcourut son album de photos mental du personnel de l’ambassade et du petit nombre d’expatriés américains dans son cercle proche. Elle avait déjà vu le capitaine Cortland quelque part, mais elle était incapable de le situer. Il pouvait être de la CIA, auquel cas, cela signifiait qu’on l’exfiltrait en ce moment même. À Langley, personne ne l’avait ée pour lui parler des soi-disant fausses informations qu’elle avait fournies. C’était étrange au point d’en être troublant. Mais s’il existait vraiment une menace crédible contre elle, alors leur priorité absolue serait de la mettre hors de danger. La question du renseignement pouvait attendre. Cependant, on lui aurait forcément dit qu’on lui retirait sa mission. Non ? Elle prit une boîte de noix et de fruits secs que l’équipage gardait à bord sur sa demande et une bouteille en acier inoxydable remplie d’eau fraîche, puis elle retourna à son siège pour fouiller dans son sac à main. Elle ouvrit le petit compartiment secret cousu dans la poche intérieure et en retira un délicat bracelet en or rose, avec un écran fin intégré. Il ressemblait à une montre de fitness high tech. Seulement, cet appareil ne
comptait pas ses pas et ne mesurait pas son rythme cardiaque. Il lui permettait d’envoyer et de recevoir des communications secrètes cryptées. Elle l’effleura et une série de chiffres défila sur l’écran. Le dernier message provenait de Langley, lui faisant savoir que le bureau de l’hémisphère occidental savait qu’elle venait aux États-Unis pour rendre visite à sa grand-mère et qu’il n’était pas nécessaire d’organiser une rencontre. Pas de nouveaux messages. Elle se renfrogna. Si Cortland était de la CIA, il devrait y avoir un message pour le lui indiquer. Un pressentiment lui noua les entrailles et elle expulsa un souffle long et mesuré. Il était essentiel de ne pas paniquer. S’il s’agissait vraiment d’un pilote remplaçant Wen, le pire qu’elle puisse faire était de réagir avec excès et de faire sauter sa propre couverture, anéantissant ainsi les heures de travail interminables effectuées pour se rapprocher des s de Mateo. Malgré tout, elle ne pouvait pas ignorer la possibilité qu’il soit employé par une entité tierce – pas Mateo, ni la CIA. Elle attacha le bracelet autour de son poignet. Elle ne voulait pas porter l’appareil pendant son séjour aux États-Unis, où il sortait suffisamment de l’ordinaire pour susciter des questions. À Mexico, en revanche, personne n’y accordait le moindre regard. Il était pratiquement invisible à côté du scintillement et de l’éclat des bijoux arborés par les femmes de l’entourage de Mateo. Elle grignota les noix et les fruits secs, jetant un œil vers l’avant de la cabine. Ils allaient bientôt décoller et, une fois dans les airs, ses options seraient très limitées. Il y avait des chances qu’elle réussisse à faire atterrir un petit appareil si elle devait mettre le pilote hors d’état de nuire, mais elle préférait éviter. Le plus simple serait d’appeler Mateo, qui lui confirmerait que Wen était malade. Rien de plus simple. Une femme qui appelait son mari. Pourtant, à la seule idée de lui parler, la nausée l’envahit et elle dut reprendre son souffle en attendant que ça e. Un lointain recoin de son cerveau lui signala que vouloir vomir à la seule évocation de son mari n’était pas le signe d’un mariage sain. Elle rejeta cette idée, comme toujours. Elle avait d’autres priorités. Par le petit hublot ovale, elle remarqua que le SUV de Trent était toujours garé sur le tarmac. Il était appuyé contre le capot, ses bras musclés croisés sur sa poitrine et ses chevilles croisées. Quelque chose dans sa posture et sa présence tenace la frappa. C’était trop prévenant, presque mielleux. Pendant une fraction
de seconde, sa situation actuelle s’évanouit et elle l’observa par la vitre. Aussitôt, elle se ressaisit en secouant la tête. Tu es pitoyable. Concentre-toi sur Cortland, pas sur ton coup de cœur pathétique pour un type que tu connais à peine.
Trent se demandait ce qu’il faisait encore sur le tarmac comme le personnage d’un film de comédie romantique, soupirant après la fille qui lui avait tourné le dos. Son cerveau envoya un message à ses jambes, leur demandant de bouger, de retourner vers la portière du côté conducteur et de monter derrière le volant, puis de démarrer et repartir au travail. Mais ses jambes refusaient. Alors, il resta planté là, à regarder l’avion comme s’il pouvait voir l’intérieur avec une vision à rayons X et avoir un dernier aperçu d’Olivia. Comment cette femme a-t-elle réussi à s’infiltrer sous ta peau en si peu de temps ? Tu es pathétique. La voix dans sa tête ressemblait beaucoup à celle de Jake. Et elle avait une petite pointe d’amusement. Le visage rouge d’Olivia, sa bouche ouverte sur un rire exalté après qu’elle eut réussi le demi-tour à 180 degrés, revint danser devant ses yeux. Il secoua la tête. Il ne pouvait pas rester là toute la journée comme un chiot transi. D’un mouvement du menton, il interpella l’agent au sol qui se tenait à proximité. — Savez-vous à quelle heure ils décollent pour Mexico ? L’homme se renfrogna. — Cuba, vous voulez dire ? — Quoi ? — Le pilote a déposé un plan de vol avec une destination à Guantanamo Bay. Une piste d’atterrissage privée appelée Strawberry Fields. Sans doute en hommage aux Beatles, j’imagine. Le cœur de Trent se comprima dans sa poitrine. — Vous en êtes sûr ? — Oui, certain.
Dans quoi Olivia s’était-elle embarquée ? Strawberry Fields était une prison privée de la CIA, cachée dans l’ombre de Gitmo. Il ne voyait aucune bonne raison pour que l’avion de son mari se rende à Cuba plutôt qu’à Mexico, et uniquement de très mauvaises raisons pour qu’il aille atterrir à Strawberry Fields. Son cerveau se coupa, toute pensée balayée. Avec une impulsion sur le capot de la voiture pour prendre son élan, il se précipita vers l’avion. Derrière lui, l’agent lui cria de s’arrêter. Ses jambes redoublèrent de vigueur, car la erelle automatique remontait déjà. Il attrapa le bas de l’escalier avec la main gauche, gravit les dernières marches et fit irruption dans la cabine. — Trent ! Le cri de surprise que poussa Olivia attira l’attention du pilote. Il se détourna des commandes et resta bouche bée en le voyant. — Prenez vos affaires, ordonna Trent. Le pilote glissa la main dans sa veste. Trent n’avait aucun intérêt à s’engager dans un combat rapproché contre une arme à feu. Il se tourna vivement vers la droite, puis fit pivoter son buste dans un élan de force et enfonça son coude contre la gorge exposée de l’homme. Olivia cria, mais il ne se retourna pas. Tout son corps tendu, il attendit que la tête du pilote heurte la vitre et rebondisse vers lui. Dans une synchronisation parfaite, il lui décocha un solide coup de poing, percutant l’homme sur la tempe pour plus d’effet. Le pilote s’affaissa vers l’avant, inconscient. — Mais qu’est-ce que vous faites ? s’exclama Olivia. Il ne répondit pas. Au lieu de quoi, il lui saisit le bras et rouvrit la erelle d’un coup de pied. Les marches commencèrent à se déployer, mais il n’attendit même pas qu’elles touchent le sol. Dévalant l’escalier comme s’il s’agissait d’une rampe, Olivia sous le bras comme un ballon de football – un ballon qui s’agitait et donnait des coups de pied, il sauta les cinq derniers mètres et atterrit en position accroupie. Puis il partit à toutes jambes sur le tarmac, l’entraînant derrière lui tandis qu’elle se débattait pour échapper à son emprise.
Des hommes sortaient au pas de course du petit bâtiment en bord de piste, criant et agitant les bras. Il ne vit aucune arme, mais il ne voulait prendre aucun risque. Il appuya sur le bouton de démarrage à distance et le moteur du SUV se mit à tourner. Il ouvrit alors la portière du côté ager et poussa Olivia à l’intérieur, puis il sauta au volant. Il quittait le parking avant même que ses fesses ne soient complètement sur le siège. — Qu’est-ce qui ne va pas ? s’écria-t-elle, agrippée à la poignée. Il enclencha le verrouillage automatique et la sécurité enfants du côté ager, alors que le SUV traversait le tarmac. Le véhicule décolla du sol et les pneus du côté droit s’envolèrent pendant une seconde. — Bouclez votre ceinture de sécurité, fit-il d’une voix tendue. Elle le regarda fixement, mais elle obtempéra sans protester. — Voilà. Maintenant, expliquez-vous. — Je ne sais pas dans quoi vous vous êtes embarquée, mais cet avion ne partait pas à Mexico. Elle ricana. — Ne soyez pas ridicule. Où pourrait-il aller ? Après avoir vérifié dans son rétroviseur qu’ils n’étaient pas suivis, il laissa ses yeux dériver vers sa agère. — Sur une piste d’atterrissage privée à Strawberry Fields, à Cuba, répondit-il avant de guetter sa réaction. Elle se crispa et demeura parfaitement immobile, dans le silence absolu. — J’imagine que vous savez ce que c’est, dit-il plus posément. Au bout d’un moment, elle expira et a une main dans ses cheveux. — Strawberry Fields est une prison secrète de la CIA. Un site secret.
Sa voix était sourde, mais régulière. — Y aurait-il une raison pour que le pilote de votre mari vous y emmène ? Elle se tordit sur son siège pour le regarder. — En fait, ce n’était pas le pilote de mon mari. Je ne l’avais jamais vu avant. — Et vous alliez rester là, le laisser vous emmener où il voulait ? demanda-t-il, atterré. — Non, Trent. Je ne connaissais pas notre destination, mais j’avais le sentiment que quelque chose n’allait pas. J’élaborais un plan plus raisonnable, logique et calme. Mais avant que je puisse le mettre en œuvre, un homme des cavernes a pris l’avion d’assaut et a frappé le pilote, puis il m’a jetée sous son bras. — Ne me remerciez pas. À sa grande surprise, elle éclata de rire. Ce doux bruit le réjouit pendant un moment, avant que les rires ne deviennent plus aigus, presque hystériques. Un instant plus tard, elle sanglotait. — Merde, Olivia, dites-moi ce qui se e. Elle renifla et prit une grande inspiration, luttant pour maîtriser ses émotions avant de dire : — Je ne sais pas ce qui se e, et je ne le saurai probablement jamais parce que ma couverture est grillée. Ces mots atteignirent son cerveau, mais il lui fallut un moment pour les analyser. — Votre couverture est grillée ? répéta-t-il comme un écho. Il avait des soupçons, surtout depuis qu’elle lui avait prouvé sa maîtrise parfaite des dérapages contrôlés, et pourtant, un frisson de surprise le traversa. — Oui, je suis un NOC. Enfin, je l’étais. Maintenant, je ne sais pas ce que je suis. Oh, bordel de merde. Un agent non officiel de la CIA ?
Opérer sous une couverture non officielle était terriblement dangereux. Les agents étaient exposés et vulnérables si les choses tournaient mal. — Et vous ne savez pas pourquoi votre avion se dirigeait vers Gitmo ? — Aucune idée. Une ombre a sur son visage, fugace, mais bien réelle. — Ce n’est pas possible. Vous avez bien une intuition. — J’ai une théorie, mais... Elle laissa sa phrase en suspens, les sourcils froncés. — Vous ne pouvez pas la partager avec moi parce que c’est confidentiel, top secret ? — C’est ça. — Écoutez, j’ai des habilitations au plus haut degré auprès de plus d’agences que je ne peux les compter. Elle hocha la tête. — Je n’en doute pas. Mais je ne peux toujours pas vous parler de ça. Pas avant de connaître exactement les enjeux. Cela ne lui plaisait pas, mais il comprenait. — Bon, alors, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Un léger sourire lui monta aux lèvres. — Quoi ? Vous voulez dire que vous n’aviez pas de plan bien défini quand vous avez pris d’assaut l’avion comme un commando ? — Non, je suis un homme d’action, moi. J’agis d’abord, je règle les détails plus tard. — Charmant.
— Devrait-on aller à Langley ? Elle hésita. — Je n’en suis pas sûre. Il y a cinq minutes, j’aurais dit oui, sans réserve. Mais si cet avion se rendait sur un site secret, je suis peut-être vraiment foutue. Elle avait raison. La CIA protégeait les siens. Jusqu’à ce qu’elle les lâche. Et une prison secrète, ce n’était pas le genre d’endroit où l’on envoyait les membres de sa famille. Avant qu’il puisse répondre, le système de communication de la voiture se déclencha. — Génial, murmura-t-il. — Vous allez décrocher ? — D’un côté, j’aimerais éviter, mais ce serait du suicide. — Un suicide professionnel, vous voulez dire. — Oui, aussi, dit-il en appuyant sur le bouton pour prendre l’appel. Quoi de neuf, Jake ? — Quoi de neuf ? Quoi de neuf ? Tu es bien monté à bord d’un jet privé pour enlever Olivia Santos ? Il tourna les yeux vers elle. — Ce n’est pas comme ça que je décrirais ce qui s’est é. — Vraiment ? Parce que c’est exactement comme ça que le FBI le décrit. — Le FBI ? répéta-t-il bêtement. — Oui. Je viens de recevoir un appel m’informant que tu fais l’objet d’une chasse à l’homme. — Ça n’a pas traîné.
Il était à la fois consterné et impressionné par leur rapidité de réaction. — Le FBI, souffla Olivia. — Madame Santos, c’est vous ? fit la voix de Jake, teintée d’urgence. Elle se pencha en avant pour répondre d’une voix claire : — Oui. — Est-ce que ça va ? — Ça va. Monsieur Mann ne m’a pas kidnappée. Il essayait de m’aider. — De vous aider ? répéta Jake. À quoi faire ? — Euh... je ne sais pas trop. Je crois qu’on pourrait appeler ça une mission de sauvetage. — L’un de vous deux va vraiment devoir me dire à quoi vous jouez. Tout de suite. Trent reconnaissait cette intonation. C’était la voix de Jake quand il ne comptait pas faire de quartiers. Il se racla la gorge. — Comme elle l’a dit, Jake, nous n’en sommes pas tout à fait sûrs. Et le fait que le FBI soit impliqué me trouble beaucoup. Tu aurais au moins dû recevoir un appel de Langley. Un long silence s’ensuivit. Puis il répondit : — Langley... tu parles de l’Agence, là ? — Affirmatif. — Y a-t-il quelque chose que tu comptes me dire ? Il jeta un coup d’œil vers Olivia. Ses yeux bleus étaient suppliants et elle secoua la tête.
— Oui, bientôt. Mais pas encore. Donne-nous quelques heures pour régler la situation et... — Tu plaisantes, n’est-ce pas ? Tu dois absolument revenir ici. Emmène-la avec toi. On peut s’arranger, mais Trent, je te le demande, tu dois revenir au centre. Le FBI, et maintenant apparemment, la CIA aussi, vont se lancer à ta recherche. Reviens ici. Tout de suite. — Je comprends ce que tu demandes... — Je ne demande rien. Je te l’explique. Jake n’attendit pas de connaître la réponse de Trent. Il mit fin à l’appel. Le silence retomba dans l’habitacle. Au bout d’une minute, Olivia reprit d’une toute petite voix : — Vous me ramenez à Potomac ? — C’est ce que vous voulez ? — Non. Son incapacité à sauver Carla lorsqu’elle avait eu besoin d’aide l’accablait comme un poids. C’était l’occasion pour lui de rétablir l’équilibre. Il n’avait pas pu aider sa partenaire et petite amie. Mais peut-être pouvait-il encore aider cette femme. Alors que les mots sortaient de sa bouche, il fut le premier étonné par ce qu’il disait : — Bon, où allons-nous, alors ? — Vous êtes sérieux ? Sa voix se mit à chevroter et il reconnut une fragile note d’espoir. — Absolument. Mais nous allons devoir établir quelques règles de base. Elle plissa les yeux.
— Je savais que c’était trop beau pour être vrai. — Ne vous inquiétez pas. C’est très raisonnable. — Je vous écoute. — Vous devez me dire ce que vous faisiez à Mexico et me faire part de votre théorie, quelle qu’elle soit. Si je dois risquer ma vie pour vous, j’ai besoin de le savoir. Elle prit sa lèvre inférieure entre ses dents, puis elle finit par hocher la tête. — Vous avez raison. Ce n’est que justice. Mais en échange, vous devez me dire qui vous êtes et quel est votre é. Ainsi, je saurai de quoi vous êtes capable et nous aurons tous les deux une meilleure idée de nos options. — Marché conclu. Mais avant de faire quoi que ce soit d’autre, nous devons nous débarrasser de ce SUV. — Quoi ? Nous n’irons pas très loin sans véhicule. — Nous n’irons peut-être pas très loin avec ce véhicule, de toute façon. Jake peut le suivre. Et s’il le voulait, il pourrait même l’arrêter depuis le bureau. La dernière chose dont nous avons besoin, c’est d’être coincés sur le bord de la route quand les hommes du gouvernement viendront vous chercher. — Est-ce qu’il ferait une chose pareille ? Trent ne le pensait pas, mais s’il se trompait, il préférait éviter de l’apprendre à la dure. — Ça ne vaut pas la peine de prendre le risque. Elle blêmit, mais acquiesça. — Alors, on s’en débarrasse. Je sais démarrer une voiture sans clé. Il sourit à ces mots. — Oui, moi aussi. J’ai un autre plan.
— Vous voulez bien m’en faire part ? — Nous retournons à Potomac. Enfin, dans le secteur. — Quoi ? Je croyais qu’on venait de se mettre d’accord pour ne pas y retourner. — Ce n’est pas exactement ce qu’on va faire. Jake pourra voir sur le GPS que nous sommes en train de rentrer. Ça le rassurera et ça nous permettra de respirer un peu. Mais nous n’irons pas au bureau. Une fois proches du complexe, nous abandonnerons la voiture pour que Jake la retrouve facilement. — Et ensuite ? — Ensuite, nous irons à côté, au club de pilotage, et nous emprunterons une voiture. — Emprunter ? — Emprunter, promit-il.
7
Olivia triturait le bracelet à son poignet, regardant l’écran de communication. Son doigt s’attardait au-dessus du bouton qui l’activerait et lui permettrait de tendre une main à Langley. C’était ce qu’elle avait été formée pour faire dans cette situation. Et pourtant. Elle retira le doigt. Elle faisait plus confiance à ce quasi-inconnu assis à côté d’elle qu’à ses patrons et collègues... Cela n’avait aucun sens. Elle le connaissait à peine. D’après son patron, cependant, le FBI avait lancé une chasse à l’homme contre eux. Et si Potomac était derrière tout ça, si elle n’était qu’un pion dans un jeu politique ? Elle décocha un autre coup d’œil à Trent. Sa mâchoire contractée et sa concentration extrême sous-entendaient qu’il prenait leur situation au sérieux. Peut-être joue-t-il la comédie. Mais Trent ne lui semblait pas être le genre de personne à jouer, sans compter qu’il avait pris d’assaut un avion pour elle. Elle se demandait si Mateo aurait levé le petit doigt pour lui venir en aide. Bien sûr, c’était une comparaison injuste, car son mari ne savait pas qui elle était, ce qu’elle était vraiment. Elle n’avait jamais voulu l’induire en erreur. Elle était sincèrement tombée amoureuse de lui. Et lorsque, comme elle était tenue de le faire, elle avait fait part de ses sentiments à ses supérieurs, ceux-ci avaient encouragé la relation, tout en lui demandant de taire son identité en tant qu’agent sous couverture. Même à ce moment-là, elle avait compris que l’Agence autorisait leur relation uniquement pour des raisons pratiques liées à leurs opérations. Mais dans les premiers temps de leur amour, elle ne s’était pas souciée des raisons pour lesquelles elle avait obtenu la bénédiction de la CIA, se réjouissant seulement d’avoir leur feu vert. Et lorsque Mateo l’avait demandée en mariage sur une plage balayée par le vent, avec des feux d’artifice dans le ciel, elle avait dit oui par élan du cœur, non pour
des motifs stratégiques. Elle avait parlé à ses patrons de leurs fiançailles, espérant qu’après l’avoir interrogé, ils donneraient leur accord istratif pour qu’elle épouse un ressortissant étranger. Au lieu de quoi, ils lui avaient dit qu’elle pouvait l’épo, mais qu’elle ne devait jamais, même après leur mariage, divulguer ses activités. C’était une exigence inhabituelle, presque inédite, pour un agent marié. Mais elle était amoureuse, alors elle avait accepté. Au cours des trois dernières années, elle s’était souvent demandé dans quelle mesure la distance qui les séparait maintenant était la conséquence des secrets qu’elle gardait et des mensonges qu’elle racontait. Elle savait que c’était la cause d’au moins certains de leurs problèmes. Mais il fallait dire aussi que les nombreuses maîtresses de son mari n’aidaient pas beaucoup. Concentre-toi. Oublie Mateo. Prends une décision. Elle jeta un coup d’œil à Trent. Il regardait la route, la mâchoire serrée. Elle devrait activer le bracelet. Langley pourrait la sortir de là. Et elle s’assurerait qu’ils évitent à Trent les poursuites. Elle élabora le code de détresse dans son esprit, enchaînant la série de pressions longues et courtes. Elle prit enfin une grande inspiration et s’apprêta à appuyer sur le bouton pour activer l’appareil. Avant qu’elle ne puisse le toucher, cependant, son écran s’illumina. Elle cligna des yeux en regardant la lumière clignoter. Elle décoda instantanément le message : Soirée quiz. Ce message ne pouvait provenir que d’une seule personne. Et ce n’était pas son superviseur. Ce n’était pas quelqu’un du bureau de l’hémisphère occidental. Ni même du service des clandestins. Ce qui signifiait que c’était un expéditeur en qui elle pouvait avoir confiance. Marielle. Elle saisit sa réponse sur l’interface. Trent lui lança un regard. — Que faites-vous ? Elle leva un doigt.
— Je réponds à une invitation. Attendez. — Je ne pense pas que vous devriez... — Chut. Le message suivant arriva rapidement. Un ruban froid de terreur se lova dans son ventre à mesure qu’elle le déchiffrait. — J’ai besoin que vous arrêtiez la voiture. — Olivia, nous devons... — C’est important. Il reprit son souffle, mais fit une embardée sur le bas-côté et immobilisa le véhicule. — Merci. Ses doigts s’activèrent sur le fermoir du bracelet. — Vous pouvez m’aider ? Il arqua un sourcil surpris. — Bien sûr. Elle tourna alors son poignet pour en exposer le dessous, et il déverrouilla le fermoir. Puis il a un doigt sur sa peau nue et fit tomber le bracelet dans sa paume. Elle s’efforça d’ignorer le délicieux frisson que ce avait éveillé au plus profond de son être. — Merci. Refermant le poing autour du bracelet, elle essaya d’appuyer sur la poignée de la portière. La sécurité enfants était toujours enclenchée. — Ouvrez les serrures, s’il vous plaît.
Il fit ce qu’elle lui demandait et elle sortit du SUV. Trottinant jusqu’à la glissière de sécurité, elle déposa le bracelet dans l’herbe et leva son pied droit, en parallèle avec son genou. Puis elle enfonça le talon de sa chaussure dans le tracker, écrasant les composants électroniques délicats à l’intérieur. Elle recommença pour faire bonne mesure, puis lança le bracelet au loin avant de revenir au véhicule. Elle refermait tout juste sa portière lorsque Trent s’engagea à nouveau sur l’autoroute. — Contente ? — Oui. Il fallait que ce soit réglé. Au bout d’un moment, il demanda : — C’était quoi, ce truc ? Votre moyen de communication secret ? Pourquoi n’était-elle pas surprise qu’il connaisse l’existence de ces dispositifs ? — Exact. — Et vous avez décidé de le détruire parce que... — Parce que deux messages viennent d’arriver. — Votre patron ? — Non. Une amie. Elle n’est pas du service des clandestins. C’est une informaticienne, au niveau des données. Elle m’a dit que je devais m’en débarrasser. Alors, je l’ai fait. — Vous lui faites confiance. Ce n’était pas une question, mais elle y répondit quand même : — Oui. Il hocha la tête. — Bon. On dirait que Langley n’est plus une option, alors.
— Pas exactement. Après avoir changé de voiture, on devra se rendre dans une petite ville appelée Shenandoah Falls. Il y a un pub irlandais là-bas. Marielle nous y redra. — Je ne pense pas... — Écoutez, nous devons savoir à quoi nous avons affaire. Et Marielle peut nous aider. Il soupira, mais n’émit aucune objection. — Quelle était votre mission à Mexico ? — Je recueillais des renseignements sur un fabricant chinois de téléphones portables et ses contrats gouvernementaux avec le Mexique. — Qīng Líng ? Sa voix paraissait soudain nerveuse. — Oui, vous connaissez ? — Je sais qu’à la sécurité nationale, on croit qu’ils utilisent leurs appareils pour espionner les citoyens américains. Elle acquiesça. — C’est presque certain. Enfin, dans la mesure où ils en sont capables. Il ne fait aucun doute que cette boîte est un agent du gouvernement chinois, mais nous avons réussi à minimiser le risque au niveau fédéral. — Ces téléphones sont interdits, n’est-ce pas ? — Oui. Aucun détaillant basé aux États-Unis ne les vendra. Mais si vous en achetez un à l’étranger ou en ligne, il est toujours possible de l’activer. Donc, voilà. Il y a un risque. — Et au Mexique ? — Grâce à l’interdiction, QL n’a pas pu faire de réelles percées sur le marché nord-américain, surtout depuis que le Canada a aussi interdit la vente de ces
téléphones. Mais l’Amérique latine, c’est une autre histoire. Il y a des pays dont les réseaux cellulaires sont sous-développés et vieillots. Dans la plupart d’entre eux, QL arrive et construit gratuitement des tours à la pointe de la technologie. — Quel est le piège ? — En échange, ils obtiennent les contrats pour fournir le service au gouvernement pendant au moins la prochaine décennie. D’ici trois ans, QL devrait être le principal opérateur d’Amérique du Sud et d’Amérique centrale. Il lâcha un sifflement grave. — Ça doit donner des sueurs froides aux services douaniers, ça. — Oui. Mais ça aurait pu être pire. Les diplomates ont au moins conclu un accord avec le gouvernement mexicain pour maintenir QL loin de la frontière américaine. Enfin, disons que c’était ce qu’ils croyaient. — Mais ? demanda-t-il. Elle expira. — Je ne sais pas. J’ai vu personnellement des documents confirmant que QL n’avait pas été invité à candidater pour la construction de tours de téléphonie dans les États du nord du Mexique. J’ai déposé un rapport à ce sujet. — C’est bien, alors. Ça confirme ce que disent les diplomates. N’est-ce pas ? — Oui. Seulement, ce matin, un conseiller sénatorial est venu me dire que mes renseignements étaient faux. Il tambourina des doigts sur le volant. — Un assistant de la sénatrice Anglin ? — Oui. — Alors, la sénatrice qui siège au comité du renseignement vous a dit que vous aviez fourni de fausses informations à Langley, et ensuite, elle vous a mis en avec nous.
— Attendez. Quoi ? Non, Anglin fait partie du sous-comité des communications et des technologies. Il la dévisagea. — Jake a parlé de renseignements. La gorge d’Olivia menaçait de se bloquer. — Merde. — C’est important ? Elle répondit avec véhémence : — Oui. Je suis partie du principe que son intérêt était purement technologique. Mais si mon nom est apparu devant le comité des renseignements... alors, quelqu’un de l’intérieur m’a dénoncée. — Ça ne pourrait pas être elle ? — La sénatrice Anglin ? Non. Impossible. Ma mère et elle sont allées à la fac ensemble, c’est une amie de la famille de longue date. — Mais elle sait que vous êtes un agent sous couverture ? — Maintenant, oui. Elle savait que j’avais suivi une formation et je suppose qu’elle a déduit que je travaillais pour l’Agence à un titre ou à un autre. — Et quelle est votre couverture ? — Je travaille dans le secteur des télécommunications à Mexico, où j’écris pour une revue spécialisée. La sénatrice Anglin sait que Mateo est un cadre dans l’industrie. Et elle m’a déjà ée à propos de QL par le é. Mais là, c’est la première fois qu’un membre de son personnel fait directement référence à l’un de mes rapports. — Elle vous a ée parce qu’elle ne fait pas confiance à la CIA. Il avait raison, pourtant elle avait du mal à accepter cette vérité.
— Si le Bureau de l’hémisphère occidental est compromis, je suis une femme morte. — Non. — Vous croyez ? — Je ne le permettrai pas. Sa voix exprimait une conviction farouche qui la prit au dépourvu, apaisant un peu ses nerfs en pelote. — C’est une bonne transition. À votre tour... qui êtes-vous réellement ? — Vous voulez vraiment le savoir ? Je suis un ancien Navy SEAL. — Laissez-moi deviner. L’équipe six, l’unité anti-terroriste ? — Techniquement, elle s’appelle Task Force Blue, maintenant. Mais, oui. Elle hocha la tête. Ça lui allait bien. Elle l’imaginait aisément au sein de l’unité d’élite anti-terroriste. Responsable de tout, depuis la reconnaissance jusqu’au sauvetage d’otages, des assassinats jusqu’aux missions qu’elle ne pouvait sans doute même pas se figurer, l’équipe six était une vraie légende. — Quel escadron ? Il lui lança un regard, comme s’il était surpris qu’elle en sache suffisamment pour le lui demander. À moins qu’il ne veuille pas le lui dire. Quoi qu’il en soit, il resserra sa poigne sur le volant et reporta son attention sur la route avant de répondre : — Noir. Elle attendit, mais cette réponse en un mot semblait être une phrase complète. Elle puisa dans ses maigres connaissances sur l’escadron noir. Historiquement, elle était composée de tireurs d’élite – les meilleurs. Mais après le 11 septembre, l’escadron noir avait été transformé en unité de contre-espionnage. Ses membres étaient toujours qualifiés au tir de précision, mais ils effectuaient aussi des missions d’espionnage pour leur propre compte.
— Vous étiez sous couverture ? — Oui. Ma dernière affectation était dans un binôme d’infiltration au Nigéria. — Si je dois m’enfuir avec quelqu’un, un ancien espion de l’escadron noir est probablement le meilleur partenaire à avoir. Elle avait parlé à la légère, mais une ombre maussade voila le visage de Trent. — J’ai dit quelque chose de mal ? Il serra les dents pendant un moment, puis se détendit et fit rouler son cou, d’abord à gauche, puis à droite. Il a une main dans ses cheveux, comme s’il avait du mal à formuler une réponse. Enfin, il eut un mouvement de tête résolu et contracta sa mâchoire, sa décision prise. — Vous devez être informée, si nous devons nous battre ensemble. Ce n’est que justice. À voix plus basse, il ajouta : — Vous savez qu’après la transformation de l’escadron noir en unité d’espionnage, nous avons intégré des femmes ? Elle ne l’ignorait pas. C’était une grande avancée dans le monde du renseignement. — Oui. Des équipes de deux. Un homme, une femme. — C’est ça. — Votre partenaire au Nigéria était donc une femme ? — Exact. Et elle est morte parce que je l’ai laissée tomber. Olivia avait envie de dire quelque chose, n’importe quoi. Mais aucun mot ne lui venait. Il ne sembla pas le remarquer, toutefois. — Boko Haram l’a capturée et tuée.
Ses yeux restaient rivés sur la route. Une veine palpitait sur sa tempe. Il déglutit et sa pomme d’Adam tressauta. Après un long moment de silence, elle posa une main sur son avant-bras. — Je suis désolée, Trent. Il hocha la tête, visiblement crispé. — J’ai très mal réagi après ça. — C’est bien normal. C’était votre partenaire. Il partit d’un rire sec, qui résonna dans l’habitacle silencieux. — Disons que « mal réagi », c’est un bel euphémisme. J’ai saccagé la planque où je me trouvais, j’ai enfoncé mon poing dans les murs, je me suis disputé avec mon commandant. J’aurais dû finir en cellule, c’était ce qui me pendait au nez. Mais Jake a é mon commandant d’unité et il m’a fait une proposition. Je travaillerais chez Potomac, et en échange, je m’en tirais avec un licenciement honorable. — Il a sauvé votre carrière. — Il m’a sauvé la vie, on peut dire, parce que j’étais sur une très mauvaise pente après la mort de Carla. Elle n’était pas étonnée qu’un SEAL réagisse émotionnellement à la perte d’un membre de son équipe, surtout dans un binôme. Mais quelque chose dans le chagrin à l’état brut gravé sur le visage de Trent l’interrogea. — Cette femme était plus que votre partenaire, c’est ça ? Il ferma brièvement les yeux avant de répondre. — Jake est au courant, mais personne d’autre dans l’équipe ne le savait. Carla et moi, nous étions ensemble. C’était une erreur du point de vue des opérations. Et je ne serai jamais certain que mes sentiments pour elle n’ont pas obscurci mon jugement quand je l’ai laissée partir sans moi à la rencontre d’un indic de chez Boko Haram.
— Trent... — N’essayez pas de me réconforter, Olivia. Ça ne sert à rien. Il avait parlé froidement et il détacha sa main de son avant-bras. Elle se tordit alors les doigts sur ses genoux. — Je ne connaissais pas Carla, évidemment. Mais je sais qu’une femme n’obtient pas de place dans l’escadron noir en dépendant de l’opinion des autres. Je doute sincèrement que vous ayez pu la dissuader d’aller à ce rendez-vous, même si vous aviez essayé. Il émit un bruit de gorge, à mi-chemin entre le rire brisé et le sanglot étranglé. — Vous avez raison. Ils sombrèrent ensuite dans un mutisme qui sembla s’étendre, à l’image de la route qui se déroulait devant eux. Ils gravirent une côte et èrent devant une ferme pittoresque avec des chevaux et un vignoble. Lorsqu’il reprit la parole, sa voix était stable. — Ces documents que vous avez vus sur l’appel d’offres de la tour de téléphonie mobile... comment les avez-vous vus ? À son intonation, il était clair qu’il connaissait déjà la réponse, mais elle lui répondit quand même : — Ils étaient dans le bureau de mon mari. — C’est un cadre supérieur d’une société chinoise de téléphonie mobile, non ? — C’est ça. Chez Qīng Líng. — Vous espionniez votre mari. Le mépris dans sa voix la poignarda au ventre. Mais il n’y avait rien d’autre à dire que la vérité. — Oui.
Après quoi, elle se mordit la lèvre presque jusqu’au sang. Elle n’était qu’une créature mauvaise et déloyale. Elle le savait, elle en était consciente depuis un moment déjà. Mais à présent, Trent aussi le savait.
8
Le système de communication du SUV émit une sonnerie. Trent se pencha en avant et assena un coup de poing sur le haut-parleur. — Nous sommes à quelques minutes, patron. Dix minutes max. — Oui, je sais. Je vous regarde sur la carte. Rends-moi service et enlève-moi du haut-parleur. Jake avait des trémolos dans la voix. L’inquiétude, à l’évidence. Les yeux clairs d’Olivia croisèrent les siens et elle se renfrogna. On aurait dit qu’elle retenait sa respiration. Un élan protecteur lui fit l’effet d’un coup de poignard dans le cœur. Bon sang, cette femme le touchait. Il sourit pour la rassurer. — Quelque chose ne va pas ? fit-il d’une voix délibérément légère et désinvolte. — Décroche avec ton oreillette. Il fronça les sourcils avant d’extraire l’appareil du tableau de bord, à tâtons. Lorsqu’il l’inséra dans son oreille, il entendit le signal électronique indiquant la connexion. — C’est branché. — Écoute, une note de mise en garde a été diffusée. Olivia Santos a été identifiée comme un agent double travaillant pour le compte des Chinois. Le FBI va la placer en garde à vue dès votre arrivée et ils la livreront à la CIA. Des agents seront là pour vous accueillir. Trent garda le silence. — Trent, tu m’as entendu ?
Il jeta un œil vers Olivia, qui le dévisageait avec les yeux écarquillés, attendant de savoir ce qui se ait. Enfin, il répondit : — Oui, je t’ai entendu. — Ne fais pas le con, d’accord ? Je sais que tu as un faible pour cette fille, mais pense avec ta grosse tête, pas avec la petite. — Qu’est-ce que tu traites de petit, là ? lança Trent avec humour, par réflexe. — Ce n’est pas drôle. Garde la tête sur les épaules quand tu arriveras. On ne sait pas comment elle réagira quand elle comprendra qu’elle a été débusquée. — Je ne suis pas sûr que ce soit très correct. Je pense... — Dis-toi que c’est un agent de la CIA très bien formé, Trent. Cette femme est dangereuse, et quand elle se rendra compte qu’elle est coincée, elle pourrait devenir un danger mortel. Les tripes de Trent se nouèrent tant son ami lui paraissait anxieux. Mais Jake se trompait. Olivia n’était pas dangereuse. Elle était vulnérable, au contraire. Et il allait honorer sa promesse de la protéger, comme il aurait dû protéger Carla. — Bon, je dois te laisser. On arrive sur la ligne droite où les flics aiment installer leur foutu radar. — Compris. À bientôt. L’appel fut interrompu. Avec un grognement, il arracha son oreillette. Après l’avoir éteinte, il la jeta dans son compartiment, où elle atterrit avec un cliquetis. Olivia se tordit sur son siège pour le regarder. — Qu’est-ce qui ne va pas ? — Changement de plans. — Quel genre de changement ? L’inquiétude obscurcissait son regard. Il était quasiment convaincu qu’il pourrait se perdre dans ces abysses d’un bleu pur.
Laisse tomber, Mann. Tu dois te concentrer. Il s’efforça de reporter son attention sur la route. — Voici ce que nous allons faire. Juste après le virage, il y a un accotement de gravier très large. On va s’arrêter sur le bord de la route et vous allez prendre le volant. — Pourquoi ? — Moi, je vais sortir et couper à pied à travers le terrain du club de pilotage. Il y a des bois derrière les garages. Je vais emprunter une voiture et je reviendrai à votre rencontre. En attendant, vous allez rouler à une trentaine de kilomètres à l’heure, et pas plus vite, pendant les cinq prochains kilomètres environ. — Pourquoi ? Il ignora sa question. — Vous verrez une grange délabrée devant vous. Entrez-y et – ce point est crucial –, laissez le moteur tourner. Puis, allez m’attendre au stand de légumes sur le bord de la route. Ce n’était pas un plan formidable, mais c’était au moins quelque chose. D’autant qu’il avait été conçu à la volée. Il pourrait fonctionner. Peut-être. Si Jake se laissait déconcentrer par l’essaim d’agents fédéraux débarqués à Potomac. — Trent, que se e-t-il ? Qu’a dit Jake ? Il soupira. — Vous ne pouvez pas vous approcher du complexe. — Pourquoi ? La nouvelle qu’il s’apprêtait à lui annoncer représentait un véritable coup mortel, pour un agent de carrière de la CIA. Mais il fallait bien qu’elle l’apprenne tôt ou tard. Il expira lentement. — Jake a reçu une note de mise en garde. À votre sujet.
— Attendez. Quoi ? Elle blêmit. — La CIA a fait savoir à la communauté des renseignements que vous aviez été compromise par les Chinois. Vous êtes recherchée pour trahison. Le FBI vous attendra là-bas pour vous cueillir et vous livrer à Langley. Elle ouvrit la bouche, mais aucun mot ne sortit. À peine un souffle, le murmure d’une respiration. — Si l’avion de Mateo avait décollé... Elle laissa sa phrase en suspens, incapable de la terminer. Il ne pouvait pas imaginer la puissance du choc qu’elle encaissait en ce moment. Si cet avion avait décollé, en effet, elle aurait été livrée à un site secret de la CIA, où elle aurait probablement croupi le reste de sa courte vie. Un frisson dévala sa colonne vertébrale. — Mais je ne comprends pas pourquoi le FBI est impliqué, dit-il. Elle ne l’écoutait pas. — Il y a des mesure de protection, poursuivit-elle sur sa lancée. Ils ne peuvent pas me livrer comme ça. Les couleurs affluaient dans ses joues et sa voix devenait plus énergique à chaque instant. — Vous avez probablement raison, d’un point de vue légal. Mais s’ils pensent que vous êtes une espionne chinoise, Olivia, je doute qu’ils s’embarrassent de subtilités. Elle trembla avant de redresser les épaules et le menton. Déterminée, mais pas anéantie. Cette poupée de porcelaine avait des nerfs d’acier. — Jake ne va pas se rendre compte qu’il se e quelque chose quand il verra que la voiture ne bouge pas ? Il nous suit avec le GPS, n’est-ce pas ?
— Oui, mais comme je l’ai dit à Jake, il y a des radars sur cette portion de route. Il faut rouler en dessous de la limite autorisée, parce que la police du coin adore nous casser les pieds. D’après la rumeur, l’année dernière, ils se sont construit une nouvelle salle polyvalente rien qu’avec les recettes des PV pour excès de vitesse dressés aux membres de Potomac. Il trouvera parfaitement normal de nous voir ralentir. Il fut encouragé par un faible sourire sur les lèvres de la jeune femme. — Mais... quand je m’arrêterai ? — Il pourrait penser qu’on s’est fait arrêter par la police. Il pourrait même ne pas s’en rendre compte. Tant que le moteur tourne, il ne recevra pas de signal sonore. Et je doute qu’il reste assis là, les yeux rivés sur la carte. Pas avec le FBI partout sur les lieux. Du moins, il l’espérait. — Ça me semble un peu incertain. Il se rangea sur l’accotement et la regarda droit dans les yeux. — Oui, mais c’est une urgence, alors on fait comme on peut. Si ça marche, on aura une bonne longueur d’avance quand le FBI se rendra compte qu’on ne viendra pas. Elle expira en acquiesçant. — Oui, ça vaut le coup d’essayer. — Je ferai aussi vite que possible, mais le FBI est tout près et ils emprunteront sûrement la même route, alors restez à l’intérieur de la cabane à légumes. Ne sortez même pas la tête. — D’accord. Il éteignit son téléphone portable, qu’il laissa tomber dans la console centrale. — Je laisse ça dans la voiture. Vous devriez faire la même chose.
Elle hocha la tête, coupa son appareil et le déposa par-dessus le sien. Enfin, elle détacha sa ceinture de sécurité et enjamba le levier de vitesses pour prendre place au volant tandis qu’il ouvrait la portière et bondissait à l’extérieur, prêt à courir à toutes jambes. — Attendez, lança-t-elle. Il se retourna. Elle avait les yeux tourmentés, comme l’océan après une tempête. — Quoi ? — Vous n’allez pas me poser la question ? — Laquelle ? — Si je suis une espionne à la solde des Chinois ? Il sourit. — Pas besoin. Je vous fais confiance. L’étincelle qui illumina alors le visage de la jeune femme le toucha en plein cœur, le réchauffant de l’intérieur. Il claqua la portière et courut vers la longue clôture tachée de rouille qui bordait le terrain du club de pilotage. Il sauta pardessus, prenant appui à une seule main, puis s’élança dans la côte verdoyante, et au-delà, dans les bois.
9
Trent franchit la clôture avec un mouvement gracieux et fluide avant de gravir la pente, dans les hautes herbes. Olivia estimait qu’il lui fallait moins de cinq minutes pour parcourir un bon kilomètre et demi. Pas mal du tout. Elle jeta un œil dans ses rétroviseurs pour voir s’il y avait de la circulation, puis elle ramena le SUV sur la route. Son cerveau était engourdi et flou, et ses mains semblaient désincarnées, comme si elles ne faisaient pas partie de son corps. Elle était certainement en état de choc après avoir appris que le gouvernement, son gouvernement, l’avait déclarée traîtresse et espionne. Elle avait vécu dans le mensonge de sa couverture pendant si longtemps qu’elle ignorait comment être Olivia Santos sans cela. Ses pensées se tournèrent vers Mateo et elle se demanda si elle le reverrait un jour. L’instant d’après, elle prit conscience que cela n’avait aucune importance. Sa carrière était finie, et son mariage aussi. Elle aurait dû ressentir une forme de tristesse. Une pointe de regret. Quelque chose. Ses pensées ne cessaient de revenir sur cette accusation de trahison, mais l’idée d’être délivrée de Mateo ? Elle se sentait libre et légère, comme si elle s’était débarrassée d’un lourd sac à dos. Tu fêteras la fin de ton couple une prochaine fois, s’enjoignit-elle. Maintenant, tu dois chercher un moyen de t’innocenter. Si c’est possible. Elle remercia sa bonne étoile de lui avoir donné l’idée de détruire son communicateur avant que l’avis de recherche ne soit diffusé. Sans cela... elle en eut le frisson. Elle prit alors conscience que la chance n’avait rien à voir avec cela. C’était Marielle qui l’avait protégée. Elle espérait que son amie avait suffisamment couvert ses traces. Parce qu’elle était contaminée, à présent. Quiconque l’aiderait risquait d’être considéré comme un traître. Y compris Trent.
Son souffle resta suspendu dans sa poitrine. Elle ne pouvait pas laisser Trent gâcher sa carrière, sans parler de sa liberté, simplement pour l’aider. S’ils étaient pris, il serait accusé. Elle ne pouvait pas l’entraîner dans son pétrin. Elle emprunta le virage, essayant toujours de décider où aller, quoi faire, lorsqu’elle repéra la grange dont il avait parlé. La décision la plus raisonnable, et la plus honorable, serait de s’éloigner au maximum de Potomac avant que Jake ne s’en rende compte et n’arrête le SUV à distance. Elle appuya sur la pédale d’accélération. Elle pouvait continuer à rouler. Sortir ainsi de la vie de Trent Mann. Le seul problème, avec ce plan, c’était que si Potomac pouvait vraiment couper le moteur à tout moment, et si le FBI était bel et bien à ses trousses, elle serait appréhendée en quelques minutes. Elle serait arrêtée avant d’avoir eu l’occasion de se disculper. Elle leva le pied de l’accélérateur, la gorge nouée. L’alternative n’était pas reluisante : impliquer Trent ou être capturée. Elle devait décider tout de suite. Le chemin de terre conduisant à la grange délabrée était juste devant elle. Fais confiance à Trent. Ou agis seule. Elle se mordit la lèvre puis, obéissant à son instinct, elle quitta la route. Elle s’engagea sur le chemin envahi par la végétation qui menait à la grange ouverte et se gara à l’intérieur. Là, elle arrêta le véhicule, prenant soin de laisser tourner le moteur. J’espère que ça fonctionnera. Elle se répéta ces mots comme un mantra silencieux tout en sortant de la voiture, remontant le chemin jusqu’à la cahute abîmée par le temps, au bord de la route. La porte en bois du stand était fermée par un cadenas. Elle n’avait ni les outils ni le temps de le crocheter. Pas quand un agent du FBI risquait de er d’une seconde à l’autre. Heureusement, la délicatesse n’était pas sa seule option. Elle décocha un redoutable coup de pied latéral dans la porte, qui se brisa avant de rebondir, ses gonds presque arrachés. En temps normal, elle se sentirait coupable de détruire une propriété privée, mais à en juger par les mauvaises herbes, les toiles d’araignée et la pourriture du bois, la cabane était à l’abandon depuis des années.
Elle se faufila à l’intérieur et se plaqua contre le mur. Par-dessus les battements de son cœur, elle entendit le bruit caractéristique des pales d’une hélice. Un hélicoptère était tout près, sans doute à sa recherche. Collant les mains sur ses oreilles pour étouffer le bruit, elle s’efforça vainement d’atténuer les cognements frénétiques de son cœur dans sa poitrine.
Les poumons en feu, Trent prit de la vitesse pour venir à bout de la dernière côte. Il se glissa entre les arbres, pénétrant dans les bois qui descendaient en pente douce jusque derrière les garages privés du Valley Racing Club. Une fois à l’orée du bois, il observa attentivement les hangars de Leilah Khan. Il attendit un moment pour s’assurer qu’aucun pilote ni mécanicien ne s’attardait dans le coin, en train de fumer ou de téléphoner. La zone était déserte. Il s’avança à découvert, les mains dans les poches, et se dirigea vers la petite porte à l’arrière du garage de Leilah. Il se demanda au dernier moment si elle était encore en ville. Haussant les épaules, il frappa. Si elle n’était pas là, il trouverait un moyen d’emprunter une voiture tout de suite et il le lui ferait savoir plus tard. Mais, après quelques secondes, un foulard rouge acidulé apparut au bas de la fenêtre. La porte s’ouvrit et la petite pilote de course le serra dans ses bras avec un cri de joie. — Trent, quelle surprise ! Se dégageant de son étreinte joviale, il entra et referma la porte derrière lui. Elle le dévisagea alors, perdant lentement son sourire. — Il y a quelque chose qui ne va pas. Est-ce que... c’est Omar ? — Ton frère va bien, s’empressa-t-il de la rassurer. — Vraiment ? Tu dois me le dire. S’il te plaît. À présent, elle avait des trémolos dans la voix. Le frère et la sœur Khan s’inquiétaient beaucoup l’un de l’autre, en raison de leurs professions dangereuses : Leilah, parce qu’Omar était un agent secret de la brigade des stups ; Omar, parce que Leilah était pilote de course professionnelle. Il prit ses mains dans les siennes et croisa son regard anxieux. — Pour autant que je sache, Omar n’est pas en danger. Je te le promets. Je suis
ici parce que je suis en danger. J’ai besoin d’un service. Son visage se radoucit et elle expira longuement. — Tant mieux. Enfin, pas que tu sois dans une situation difficile, bien sûr. Je veux dire... Il l’interrompit en hâte : — Je comprends. — De quoi as-tu besoin ? Je t’aiderai dans la mesure du possible. — J’espérais bien que tu me dirais ça. J’ai besoin d’emprunter une voiture. Elle hocha la tête. — Bien sûr. Tu participes à une course ? Road Atlanta, c’est ce week-end, non ? — Ce n’est pas une course. J’ai besoin d’un véhicule légal. Jake ne doit pas pouvoir retrouver sa trace et il ne doit surtout pas être lié à moi. — Que se e-t-il ? Elle se renfrogna à la perspective de faire un coup dans le dos de Jake. — Je ne peux pas te le dire, pour ta propre sécurité. Mais j’aurais bien besoin de ce véhicule. Elle désigna les rangées de clés suspendues au panneau d’affichage derrière son bureau. — Fais ton choix, mais si tu essaies de ne pas te faire remarquer, bonne chance. On ne peut pas dire que mes voitures soient très e-partout. Il éclata de rire. Ce n’était rien de le dire, les voitures de Leilah étaient à son image : magnifiques, tapageuses et rapides. — Je ne cherche pas à me fondre dans la masse. J’ai besoin d’aller vite et de ne pas être suivi.
Elle tapota un ongle écarlate sur ses lèvres. — Dans ce cas, prends Marie. — Désolé, je ne connais pas toutes tes voitures par leurs noms. Laquelle est Marie ? Elle décrocha un trousseau du tableau et lui fit signe de la suivre. — Viens, je vais te présenter. Elle le précéda dans le garage obscur. Lorsqu’elle éclaira, l’espace s’illumina comme un salon d’exposition de voitures de luxe – une splendide collection. Elle a la main sur le capot d’une Porsche Turbo 1995 993 911 jaune canari rutilante. — Voici Marie. Marie, je te présente Trent. — Enchanté de faire ta connaissance, Marie, s’exclama-t-il. C’était une beauté. Mieux encore, elle n’avait pas de GPS, et presque pas de composantes électroniques. Pratiquement introuvable. Leilah lui lança les clés. — Elle a un réservoir plein d’essence. Tu as besoin d’autre chose ? De l’argent, de la nourriture ? N’importe quoi ? — C’est amplement suffisant. Merci. Je t’en dois une. — J’y compte bien. Je viendrai réclamer un service un jour, tiens-toi prêt. — Toujours. Si quelqu’un vient fouiner et te demande si tu m’as vu, la réponse est non. Personne ne doit savoir que tu m’as aidé. — Même Jake ? — Surtout Jake. — Il pourrait remarquer qu’une voiture a disparu.
— Tu diras qu’on te l’a volée. Elle fronça les sourcils. — Pas question. Si je la déclare volée, ils émettront un avis de recherche. — Je sais, mais c’est toujours mieux que de te faire tomber avec moi. Omar me le ferait payer très cher si je te causais des ennuis. Elle partit d’un rire joyeux. — C’est vraiment le stéréotype du grand frère surprotecteur, tu ne trouves pas ? Aussitôt, elle fronça les sourcils. — Oh, mais lui, il va tout de suite remarquer que Marie a disparu. Je ne dois dire à personne que je t’ai vu. Y compris Omar, n’est-ce pas ? Il prit une vive inspiration. Omar était un ami. Un homme droit. S’il apprenait que Trent avait des ennuis, il essaierait de l’aider. Mais en l’occurrence, ce n’était pas un simple souci ordinaire, il était de nature à mettre fin à une carrière. — Il vaudrait mieux que tu n’en parles pas. Pour son bien. L’inquiétude se manifesta sur ses traits. — Tu es sûr que tu vas bien ? — Ça va aller. Il s’efforça de mettre autant de conviction que possible dans sa voix. Mais au fond, il se demandait bien qui il essayait de convaincre, elle ou lui ?
10
Olivia désigna le pub. Il était niché entre une friperie et une quincaillerie. Trent baissa la tête, jetant un œil discret à travers la vitre du côté ager. — Il y a un parking derrière ? — Oui, mais il n’est pas super. La ruelle à sens unique est étroite, et derrière la quincaillerie, c’est une ime. — Pas mal pour une embuscade, mais terrible pour se garer. Il continua jusqu’au bout de la rue. — Là. À gauche, prends cette ruelle et suis-la sur un pâté de maisons. Il y a une boulangerie industrielle – enfin, il y en avait une avant – et le parking est ouvert au public même quand c’est fermé. Il engagea la Porsche dans la ruelle aux pavés dists et continua jusqu’à l’ancienne boulangerie aux murs de brique, fermée pour la journée. Il gara la voiture de sport jaune vif dans le parking désert, sous un panneau indiquant les horaires d’ouverture. Puis ils revinrent à pied sur les deux pâtés de maisons jusqu’à la rue principale, dans un silence complice. Ils formaient une bonne équipe, pensait-elle. En apparence, on aurait dit un couple ordinaire qui se promenait, mais ils avaient tous deux une conscience aiguë de la situation. Ils regardaient des deux côtés de la rue, s’arrêtant de temps à autre comme pour faire du lèche-vitrine. Elle voyait bien que, comme elle, il vérifiait le reflet pour s’assurer qu’ils n’étaient pas suivis. Ils arrivèrent au pub et il lui tint la porte ouverte. À l’intérieur tout en bois sombre, l’atmosphère était froide et humide, la musique trop forte et les surfaces poisseuses. Exactement comme dans ses souvenirs. Alors que le tintement du carillon au-dessus de la porte annonçait leur arrivée, l’hôtesse brune appuyée contre son pupitre leva les yeux de son téléphone et
sourit. — Bienvenue à vous ! s’exclama-t-elle joyeusement. Oh, je vous connais, ditelle ensuite à Olivia. Vous êtes l’une des filles de la soirée quiz. Quel moment exceptionnel ! — Ça fait plus de trois ans, répondit Olivia. Je n’en reviens pas que vous vous souveniez de moi. — Je n’oublie jamais un visage. Super. Tu parles d’une chance. Une hôtesse de bar à la mémoire photographique. — Bonjour, mademoiselle, intervint Trent avec un grand sourire insolent. — Oh, bonjour et bienvenue, lui répondit l’hôtesse. Olivia lui jeta un coup d’œil avant de comprendre ce qu’il faisait. L’hôtesse l’avait déjà oubliée et dévisageait Trent comme si elle voulait le manger à la cuillère. Sans détourner les yeux, la femme prit deux immenses menus plastifiés sur l’étagère, sous le pupitre, et demanda à Trent avec un sourire engageant : — Au bar ou à table ? Olivia balaya la salle du regard. Elle était quasiment vide. Les tables étaient disposées contre les longues vitrines, de sorte que leurs occupants étaient visibles depuis la rue. — Une banquette, répondit-elle en même temps que Trent. Il ricana avant d’ajouter : — Près des cuisines, si possible. Olivia acquiesça sans un mot. Proximité de la sortie de secours. Bien vu. L’hôtesse rejeta ses cheveux par-dessus son épaule et les conduisit jusqu’à un compartiment d’angle, au fond de la salle. Tous deux voulurent prendre place sur la banquette qui faisait face à l’entrée, mais Trent y arriva le premier et Olivia se
contenta à contrecœur du siège orienté vers la porte des cuisines. L’hôtesse s’en alla, non sans un dernier coup d’œil à Trent, qui ne sembla même pas la remarquer. Olivia se concentra sur le menu. Il n’avait pas beaucoup changé, et même pas du tout, depuis son séjour à Langley. — Tu pourrais venir ici, tu sais, commenta Trent. Elle leva les yeux, étonnée. — Pardon ? — Je surveille tes arrières, ne t’inquiète pas. Mais si tu préfères être tournée vers la porte, tu peux t’asseoir à côté de moi. Il y a bien assez de place. — Comme un couple d’amoureux, c’est ça ? — Exactement, dit-il en tapotant le siège. Elle fit la grimace, mais il valait toujours mieux faire semblant d’être amoureuse de Trent au point de ne pas er l’idée d’être séparée de lui, ne serait-ce que par quelques centimètres de table, plutôt que de ne pas savoir ce qui ait du côté de la porte. Elle se serra donc contre lui, puis posa la main sur la sienne en battant des cils. — Tu me manquais trop, de là-bas, mon chéri. Trent éclata de rire. Il hoquetait encore lorsqu’un serveur s’approcha avec deux verres d’eau humides de condensation. Olivia le regarda alors qu’il sortait deux sous-bocks en liège de la poche de son tablier et les posait sur la table. Il était jeune, trop pour avoir travaillé ici à l’époque où, avec son amie Elle, elle écumait les soirées quiz. — Bonjour. Je m’appelle Caleb. Je vais m’occuper de vous ce soir. Que voulezvous boire ? De la bière ? En pichet ? La Harp est en promo aujourd’hui. Évidemment. C’était mardi. Ce pub était vraiment figé dans le temps.
Trent la regarda en remuant les sourcils. En effet, une bière serait agréable. Et bon sang, ils l’avaient méritée. Elle leva l’index. Une. Il hocha la tête. — Nous prendrons chacun une bière. Merci, Caleb. — Et une tasse de café pour moi. Noir, s’il vous plaît, ajouta Olivia. Elle avait l’impression de ne pas avoir fermé l’œil depuis des jours. Le café ne serait qu’un pis-aller, elle le savait, mais cela lui permettrait de tenir jusqu’à ce qu’elle parle à Marielle, avec Trent, et trouve un endroit où se cacher pour la nuit. Elle évita de penser à cette nuit qui les attendait, quelles qu’en soient les conditions. — Très bien. Êtes-vous prêts à commander ou avez-vous besoin d’encore plus de temps ? — En fait, nous attendons quelqu’un. — Je peux vous apporter une entrée en attendant ? Olivia était sur le point de décliner, mais son estomac gronda au même instant, formulant sa propre réponse. — Tu veux partager un panier de frites ? demanda-t-elle à Trent. — Avec plaisir. — Je vais er la commande tout de suite, annonça Caleb. — Merci. Est-ce que le pub organise toujours une soirée quiz le mardi ? Elle se demandait bien pourquoi le pub aurait changé de date, étant donné que tout le reste semblait immuable, mais elle espérait le contraire. L’animation et le vacarme d’une soirée quiz couvriraient aisément leur conversation avec Marielle. Caleb le lui confirma : — Oui, ça commence juste après l’happy hour.
Alors que le serveur s’éloignait pour aller débarrasser une autre table, elle porta son verre à ses lèvres et prit une gorgée d’eau. — Alors, qui est cette amie que nous devons rencontrer, et en quoi peut-elle nous aider ? Elle but à nouveau, puis elle répondit : — Marielle est cibleuse à la direction de l’innovation numérique. Il la regarda sans comprendre. — Elle est quoi et où ? — Elle est dans l’informatique, disons, répondit-elle en souriant. Une pro des données. La direction en question se concentre sur les cibles du numérique et du cyberespace. — Alors, elle est analyste. Olivia fronça le nez. — C’est ce qu’on dirait, mais elle ne serait pas d’accord. Un peu comme les analystes de données de l’Agence. La direction de l’innovation numérique décrit les cibleurs comme des « chasseurs », mais pour elle, ça revient un peu à assembler les pièces d’un puzzle. — Et comment une agent et une pro des données se sont-elles rencontrées ? — Ici, fit-elle en riant. Dans les toilettes des dames. On suivait la même formation, avec des cours différents, bien sûr. Et on était les deux seules femmes à participer à cette sortie informelle. Elle a complimenté la nuance de mon rouge à lèvres et... — Le reste, c’est de l’histoire ? On dirait un film d’amitié. Elle rejeta la tête en arrière, éclatant d’un rire sincère. C’était leur premier moment de légèreté depuis qu’elle avait exécuté son virage à 180 degrés, sur la piste.
— On a fait équipe pour le quiz et on a gagné le grand prix : une année de verres gratuits. — Pas étonnant que l’hôtesse t’ait reconnue. Elle rit une fois de plus, mais cette fois, c’était plus doux-amer. — On n’en aura pas beaucoup profité. J’ai été affectée sur le terrain environ deux mois plus tard. Et là, ce n’est que la troisième fois que je reviens aux ÉtatsUnis. Son regard chaud croisa le sien et il commenta : — Ça doit être difficile. Le cœur gros, elle baissa les yeux sur la table. — Ça fait partie du travail. J’imagine que tu en sais quelque chose. Il posa sa grande paume sur sa main, en effleurant le dos avec son pouce. Sa peau se réchauffa à son . — Oui. C’est pour ça que je sais que c’est difficile. Elle prit sa lèvre inférieure entre ses dents et lui jeta un coup d’œil, mais le retour de Caleb lui évita de répondre. Il posa une pinte de bière glacée devant chacun d’eux. — J’ai lancé une nouvelle cafetière, annonça Caleb à Olivia avec un clin d’œil. Et vos frites seront bientôt prêtes. Le moment de complicité entre Olivia et Trent était é. Il retira sa main et leva son verre. — Aux amis sur qui on peut compter. — Bien dit. Elle entrechoqua sa pinte avec la sienne et but la bière fraîche. — Alors, cette Leilah Khan doit être une bonne amie. Elle t’a prêté une Porsche
sans poser de questions ? Il prit une longue gorgée avant de répondre. — Oui. Je l’ai rencontrée par l’intermédiaire de son frère. Omar est un agent des stups. C’est un vrai pro. Mais oui, Leilah est une pile électrique. Elle est fougueuse et ionnée. Ça ne doit pas être facile d’être une femme, musulmane et pilote de course professionnelle, mais elle tire merveilleusement son épingle du jeu. Un frisson qui ressemblait beaucoup à de la jalousie traversa Olivia. Tu es ridicule, se dit-elle. Elle grommela tout bas, concentrée sur son verre. Au bout d’un moment, elle répondit : — C’était très gentil de sa part de nous prêter cette voiture. Mais... c’est un peu voyant. — Je sais. C’est une mesure temporaire. Il nous faudra récupérer des téléphones jetables et une nouvelle voiture une fois que ton amie nous aura dit exactement à quoi nous sommes confrontés. Alors qu’elle était sur le point de répondre, un mouvement à l’entrée du pub attira son attention. L’hôtesse brune tendait le doigt en direction de leur banquette. Deux hommes se tournèrent vers Olivia et Trent. Même s’ils étaient encore loin, leur comportement, leur posture et leur tenue ne présageaient rien de bon. — À l’entrée, souffla-t-elle sans quitter des yeux les nouveaux venus. Trent lui serra la main. — Je les vois. Tu es armée ? — Non, dit-elle piteusement. Mon arme est toujours dans l’avion de Mateo. Je ne voulais pas la prendre au centre médical de ma grand-mère. Je suis censée être une femme de la haute société bien sous tous rapports, tu te souviens ? Ça aurait soulevé trop de questions. Elle n’aurait jamais imaginé en avoir besoin.
Sa mâchoire se crispa. — Pas grave. Moi, j’en ai une. Évidemment. Elle suivit les hommes des yeux alors qu’ils traversaient le bar dans leur direction. Tous deux mesuraient environ 1 m 80. Les cheveux courts et noirs. Des costumes près du corps. Une cravate rayée, noir et argent, l’autre bordeaux et gris. Trent plissa les yeux. — Le type de gauche porte un holster à l’épaule, et son ami à la hanche, sur le côté droit. La bouche d’Olivia se dessécha, car cela confirmait ses soupçons. Délaissant sa pinte de Harp, elle sirota un peu d’eau, mais sa gorge demeurait aussi sèche qu’un désert. — On ferait mieux d’y aller. Ça risquerait d’être salissant. — Tu penses qu’ils sont du FBI ? demanda-t-il. — Non. — CIA ? — Non. Ils sont du CNI. — Le CNI ? Tu en es sûre ? Ils sont assez loin de chez eux. Le Centro Nacional de Inteligencia, ou CNI, était l’équivalent mexicain de la CIA. Olivia continua à observer, les yeux mi-clos, les hommes qui s’approchaient. — Certaine. Tu sais, parfois on peut deviner que quelqu’un est européen ou russe sans jamais lui parler, rien que par la coupe de ses vêtements ou de ses cheveux, ou même de petits détails dont on n’est même pas conscient... — Oui. — Eh bien, ces gars sont du CNI. Ça se voit.
— D’accord. Qu’est-ce qu’on fait ? — Tu as du liquide ? — Oui. — Laisse un billet de vingt pour Caleb et faufile-toi dans la cuisine. Moi, j’ai besoin de me repoudrer le nez. Je te retrouve derrière le bâtiment dans trente secondes. — Je pense qu’il ne vaut mieux pas se séparer, protesta-t-il. — Je dois laisser un message à Elle. Nous n’avons pas le temps de discuter. Vasy. Elle se glissa hors du compartiment et a devant la porte des cuisines pour aller aux toilettes, avant qu’il n’ait le temps d’émettre une objection. Lorsqu’elle poussa la porte avec sa hanche, elle farfouillait déjà dans son sac pour en sortir son rouge à lèvres couleur coquelicot. Elle griffonna douze chiffres sur le miroir avant de faire demi-tour. Elle était ressortie avant que la porte ne soit complètement fermée. Elle détala jusqu’aux cuisines, décrochant au age un couteau à poisson recourbé sur le panneau magnétique au-dessus du plan de travail, et le glissa dans la manche de son chemisier, pointe vers le bas, avant de le dissimuler du mieux possible. Ses mouvements étaient fluides, efficaces et rapides. Elle adressa un grand sourire à un plongeur perplexe, puis elle poussa précipitamment la double porte métallique donnant sur le parking de derrière.
11
D’un commun accord, Trent et Olivia retournèrent au pas de course dans la rue principale. Avec un peu de chance, les agents du CNI resteraient dans la ruelle derrière le pub pendant un moment avant de comprendre que leur proie n’y était plus. Mais Trent n’était pas du genre à compter sur la chance, en temps normal. Il préférait se fier à son équipe – dont le chef, Jake, devait le maudire sur tous les tons en ce moment même. Pour une fois, il allait devoir se contenter de la chance. Il marchait d’un pas vif, mais elle s’accorda facilement à sa foulée. La bouffée d’adrénaline, qui avait déferlé dans ses veines lorsqu’il se trouvait encore dans le pub, monta en flèche. Son ouïe s’affina et sa vision devint plus nette, exclusivement concentrée sur la menace. Pourtant, il ne pouvait pas nier que, malgré le danger – ou peut-être justement à cause de cela –, le fait d’être à nouveau en action lui donnait le sentiment d’être en vie. Alors qu’ils approchaient de la ruelle aux murs de briques qui menait à la boulangerie industrielle et à leur voiture, Olivia lui toucha le coude en inclinant la tête. — Prêt ? — Go ! Ils s’engouffrèrent dans la ruelle pour tomber nez à nez avec l’un des agents du CNI, l’homme à la cravate noir et argent. Le cœur de Trent battait la chamade. Les Mexicains avaient dû se séparer. Il fit demi-tour dans la rue, mais le second bloquait déjà l’entrée, leur barrant la route. Ils étaient faits comme des rats. À côté de lui, Olivia poussa un juron à mi-voix. Il envisagea de dégainer son arme, mais au lieu de ça, il opta pour la règle favorite de Jake : ne jamais être le premier enfoiré. Toujours laisser l’autre montrer son vrai visage. Ensuite, réagir en fonction. Il n’eut pas à attendre longtemps. Les deux hommes sortirent leurs armes de
poing. Le premier, celui qui les attendait dans l’ombre, fit un geste avec son pistolet. — Madame Flores. Je vais vous demander de venir avec nous. Il parlait en anglais, presque sans accent. Olivia cracha par terre. — C’est Santos. Mademoiselle Santos. Trent faillit rire en la voyant sortir un petit couteau de cuisine de sa manche. Elle le brandit courageusement. — Qu’est-ce que... commença l’assaillant. Olivia se mit à l’invectiver dans un espagnol au débit impressionnant. Trent comprenait plutôt bien cette langue, mais elle parlait si vite et avec une telle fureur qu’il n’en saisissait pas les nuances. Il pivota de sorte qu’ils se retrouvent dos à dos, son semi-automatique braqué sur le second type. — Je ne bougerais pas, à votre place, lui conseilla-t-il. — Vous ne savez pas à quoi vous êtes mêlé, lui dit l’agent. Vous feriez mieux de partir. D’un point de vue purement objectif, Trent ettait que c’était un conseil raisonnable. Mais il refusait de le suivre. — Merci d’être aussi bienveillant. Il sourit et le front de l’agent se plissa. Visiblement, il ne savait pas quoi faire de Trent. Du coin de l’œil, Trent vit Olivia brandir le couteau dans un geste qui pourrait er pour de la frénésie inconsciente. Mais Trent reconnaissait l’habileté avec laquelle elle maniait son arme. Si l’un des agresseurs s’approchait à portée de sa main, ils le regretteraient. L’homme qui avait parlé semblait fasciné par la lame scintillante. Le type à l’autre bout de l’arme de Trent était figé sur place.
Ce dernier recula, son dos contre celui d’Olivia. Son omoplate se pressa pendant une seconde contre son épaule. Ce n’était pas vraiment un signal, mais il espérait qu’elle saisirait la balle au bond. — Il semblerait que nous soyons dans une ime, commenta-t-il avec douceur. L’homme à la cravate noir et argent pencha la tête pour le dévisager. — Pas exactement. Pendant la fraction de seconde au cours de laquelle l’attention de l’homme fut détournée, Olivia s’élança. Plaquant la lame contre sa gorge exposée avec sa main droite, elle assena un coup sur l’arme, de l’autre. Le pistolet dégringola avec fracas sur les pavés à ses pieds. Trent, quant à lui, reporta son attention sur l’autre type. Il pouvait lire dans les yeux sombres de l’homme qu’il ne tirerait pas. Trent non plus. Tirer en plein centre-ville, dans un quartier fréquenté, non loin du siège de la CIA, pour ne rien arranger, ce n’était clairement pas une bonne idée. Mais il le ferait s’il le fallait. Et il savait que l’agent mexicain n’hésiterait pas non plus. Montre-lui que tu es prêt. Il retira la sécurité de son M&P. L’autre homme écarquilla les yeux. Son partenaire se mit à crier, mais Trent perçut un mouvement flou dans sa vision périphérique et Olivia écrasa son coude dans la clavicule de son assaillant, produisant un craquement écœurant. L’avertissement lancé par l’agent en fâcheuse posture se changea en un hurlement indistinct. Trent stabilisa le canon de son arme, visant directement le buste. — Posez-la par terre. Lentement. Je ne le demanderai pas deux fois. Le type à la cravate bordeaux et gris n’hésita pas. Il s’accroupit et posa son arme sur le sol, sans quitter du regard le visage de Trent. — Bon, maintenant, levez-vous et approchez. S’il s’était agi d’un film, il lui aurait demandé de lui envoyer l’arme avec un coup de pied. Mais ce n’était pas un film, et il n’avait pas l’intention de se faire
exploser la rotule par un coup de feu imprévu. L’homme leva les mains au-dessus de sa tête et s’avança. Trent sourit. Les mains en l’air, un agent surentraîné. Il suffirait d’un geste rapide et Trent aurait le nez cassé, dépouillé de son arme. — Bien essayé. Je ne vous ai pas dit de mettre vos mains en l’air. Baissez-les. La bouche de l’homme se pinça, exprimant une défaite amère, mais il s’exécuta. Olivia se précipita à côté de Trent, des menottes à la main. — Où as-tu trouvé ça ? Elle désigna l’autre agent d’un mouvement de tête. — Mon ami n’en a pas besoin. Il se repose un peu. — Tu l’as assommé ? — Non. J’ai coupé son arrivée d’oxygène. Pression sur la carotide. Il ne va pas rester dans les vapes éternellement, alors je propose qu’on bouge. Il répondit avec un mouvement du pistolet. — À toi l’honneur. Il garda son canon rivé sur l’agent encore debout pendant qu’Olivia lui ramenait les bras derrière le dos et attachait les menottes métalliques. Une fois qu’il fut immobilisé, elle lui retira sa cravate pour l’utiliser comme bâillon. — Et maintenant ? Trent jeta un œil dans la ruelle. — On les laisse derrière cette benne à ordures pour le ramassage ? Avec un sourire, elle traîna l’homme jusqu’au conteneur bleu rouillé, le long d’un mur de briques. Elle le poussa au sol en lui ordonnant de se cacher derrière la benne pendant que Trent tirait son partenaire amoché sur le sol. Il remarqua qu’Olivia avait également bâillonné son homme avec sa cravate. Une bien belle prise !
Ils poussèrent les agents du CNI à l’ombre de la poubelle. Trent essaya de ne pas s’étrangler dans les relents de puanteur fétide de nourriture avariée et de bière éventée qui émanaient de la benne. Olivia s’accroupit et les délesta de leurs portefeuilles et de leurs clés, pendant que Trent récupérait leurs armes, toujours sur le sol de la ruelle. Elle leur demandait en espagnol de se tenir tranquille lorsque l’avertisseur familier d’une voiture de patrouille se fit entendre. L’instant d’après, des lumières rouges et bleues illuminèrent le age. Trent se retourna pour découvrir un véhicule de police noir et blanc qui se dirigeait vers eux. Fourrant les armes dans ses poches, en espérant que la sécurité était enclenchée, il attrapa Olivia. — Qu’est-ce que... Il la poussa contre le mur de briques et écrasa sa bouche sur la sienne. Elle résista en se trémoussant, jusqu’à prendre conscience des gyrophares et de la sirène, comprenant enfin ce qui se ait. Elle se détendit aussitôt dans ses bras. Pas seulement cela. Elle se laissa complètement aller contre lui. Sa bouche, chaude et vorace, vint à la rencontre de ses lèvres et elle se cambra, laissant échapper un petit gémissement. Une partie instinctive et animale de son être prit le dessus. Ses hanches se pressèrent contre les siennes et sa langue s’enfonça entre ses lèvres écartées pour explorer sa bouche moite. Ses bras s’enroulèrent autour de ses épaules et ses doigts se glissèrent dans ses cheveux. La chaleur inondait son corps. Son cœur battait la chamade dans sa poitrine. La ruelle disparut et il n’y eut plus qu’elle. Ses yeux bleus étaient sur lui, emplis de ion et de désir. Son corps agile se pressait contre le sien, ses doigts dans ses cheveux provoquant un mélange capiteux de plaisir et de douleur. Il enfouit son visage dans son cou, mordillant sa peau chaude et sucrée. Toute pensée s’évanouit, il ne restait plus que l’envie. L’envie et... — Eh, les tourtereaux, allez-vous-en ! La voix amplifiée crépita dans les haut-parleurs de la voiture de police. Un instant plus tard, une portière claqua et de lourdes bottes martelèrent le sol. Trent s’écarta comme si on venait de l’asperger d’eau glacée. Le visage d’Olivia vira au cramoisi et elle grimaça en lui lâchant les cheveux, repoussant aussitôt
son torse. Elle regarda l’agent par-dessous le bras de Trent. — Désolée, monsieur l’agent, dit-elle d’une voix chevrotante. À côté d’elle, hors de vue du policier, l’agent encore conscient du CNI tenta d’appeler au secours, un cri étouffé par le bâillon. Trent posa négligemment son pied sur le poignet de l’homme, son talon sur l’os délicat. Aussitôt, les cris cessèrent. — Bon, ça va, leur dit alors l’agent sur un ton amusé. Mais vous n’êtes pas un peu vieux pour vous peloter dans une ruelle ? Trent parvint à émettre un petit rire tremblant. — Vous avez raison, monsieur. Nous partons tout de suite. Le policier hocha la tête et commença à remonter en voiture lorsque Trent saisit la main d’Olivia et l’entraîna dans la direction opposée, vers l’autre bout de la ruelle. Alors qu’ils marchaient d’un pas vif, il la serra contre lui, son bras autour de sa taille fine. Elle se raidit. — Il nous regarde. Joue le jeu, murmura-t-il contre ses cheveux soyeux. Elle se détendit à ses côtés, glissant la main dans sa poche arrière et appuyant sa tête contre son épaule. Son corps crispé lui faisait un drôle d’effet. Tout le contraire des courbes et des muscles de Carla. Mais la chaleur de sa bouche et de sa langue moite virevoltant avec la sienne l’avaient touché en plein cœur et il émit un petit grognement malgré lui. — Tu vas bien ? demanda-t-elle d’une voix basse et rauque. Craignant que sa voix ne lui fasse défaut, il se contenta de hocher la tête. Derrière eux, le claquement d’une portière se répercuta sur les murs de brique. Un moteur se mit en marche et la voiture de patrouille sortit de la ruelle en marche arrière, disparaissant dans la rue. Dès que le ronronnement du moteur eut cessé, Olivia sortit la main de sa poche
et s’écarta de lui. Lorsqu’elle se dégagea de son bras, il s’efforça d’ignorer le froid glacial qui le saisit soudain.
12
Olivia attacha sa ceinture de sécurité, les mains tremblantes, avant de se tourner vers la vitre du côté ager. Des larmes chaudes lui piquaient les yeux et elle cligna des paupières pour les chasser. Non, elle ne pleurerait pas. Elle était peut-être bouleversée, mais elle refusait de verser des larmes devant Trent. Ce dernier l’observait attentivement. — Est-ce que ça va ? Ce crétin ne t’a pas fait mal, j’espère ! Elle pouffa malgré elle. — Non. Je ne suis pas blessée. Au prix d’un effort, elle tourna enfin la tête vers lui. — J’ai honte. Il haussa les sourcils. — Honte ? Elle n’en revenait pas qu’il ne saisisse pas le sous-entendu. — Oui, de cette... cette... démonstration d’affection dans la ruelle. Lorsqu’il comprit, son regard s’illumina. — Olivia, voyons. C’était juste une couverture. Plutôt bonne, j’ajouterais. Mais ne t’inquiète pas, ça ne voulait rien dire. Il lui adressa un sourire rassurant.
Son estomac se noua. C’était tout le problème. Cela signifiait quelque chose, pour elle. Son corps n’avait jamais réagi au d’un homme comme à celui de Trent. L’effleurement de ses doigts l’avait électrisée. Sa bouche sur la sienne l’avait réchauffée de l’intérieur. Et sa langue... elle porta la main à ses lèvres, encore à vif de ses baisers, et étouffa un gémissement. Elle n’arrêtait pas de penser à son corps musclé, s’imaginant en explorer chaque centimètre carré. Tu es mariée. La voix dans sa tête était dissuasive, pleine de mépris et de stupeur. Elle ferma les yeux, respirant par le nez pendant un moment. Enfin, elle dut se ressaisir. Elle déglutit vivement et rouvrit les paupières. Il la regardait toujours. Avec un grand sourire, elle se sentit obligée de répondre : — Bon, tant mieux. Je ne voulais pas qu’il y ait de malentendu. Tu sais, parce que je suis... — Mariée. Je sais, Olivia, fit-il d’une voix un peu brusque. — Bien. Une longue pause s’ensuivit, un silence pesant. Enfin, il se racla la gorge. — Une idée de la direction à prendre, maintenant ? On ne peut pas attendre ton amie dans cette ville. La police ne mettra pas longtemps à découvrir les types du CNI. — Non, c’est sûr. Mais ils ne risquent pas de parler. Ils vont inventer une histoire d’agression. — Ce ne serait pas tout à fait faux, observa-t-il en désignant de la tête les portefeuilles, les armes et les clés dans le porte-gobelet. — C’est vrai. Bon, de toute façon, je connais un endroit sûr. Marielle nous y redra. Il lui lança un regard en coin. — Tu n’as aucun moyen de la er, Olivia.
Elle s’offusqua. — Comme si je ne m’en étais pas rendu compte. Merci Captain Obvious ! — C’est lieutenant, en fait. Je n’ai jamais réussi à devenir capitaine, répondit-il avec un sourire. Et je suis désolé, j’ai oublié à qui je parlais. Elle ne put réprimer un sourire. — Il ne faut pas que ça se reproduise. — Non, madame, promis. Bon, où allons-nous ? — Ma famille a une maison au bord d’un lac, à environ quarante minutes d’ici, à la sortie des chutes de Shenandoah. Tu connais la région ? Il hocha la tête. — J’y suis é. Elle n’était pas surprise. C’était à moins d’une heure de Potomac et l’on y trouvait certains des meilleurs endroits pour le rafting, la pêche et la randonnée de tout l’État. — La maison est fermée pour la saison. D’ailleurs, elle est fermée presque tout le temps. Personne ne l’utilise. Pas de Wi-Fi, pas de câble. Je ne pense même pas qu’il y ait de ligne fixe. Je n’y suis pas allée depuis des années. — C’est un endroit idéal pour faire profil bas. Tu es sûre que ton amie nous y retrouvera ? Elle songea au message crypté qu’elle avait noté sur le miroir des toilettes, au pub. — Absolument. Elle saura où aller. Elle est déjà venue, une fois. J’y ai fait un... euh... mon enterrement de vie de jeune fille, dit-elle en regardant fixement ses mains. — Je croyais que la future mariée devait se pavaner à Georgetown, à Nashville ou je ne sais où en petite robe, avec un diadème et une écharpe de miss !
Elle haussa les épaules. — Pour moi, c’était pêche, feu de joie et jeux de société. Enfin, quand même, il y avait des cocktails. Il la dévisagea longuement. — Tu es pleine de surprises, n’est-ce pas, Olivia Santos ? Elle sourit mystérieusement. Inutile de lui dire que tout cela était une idée de Chelsea, sa cousine et demoiselle d’honneur. Elle était directement venue de Mexico sans savoir ce qui l’attendait. Elle soutint son regard un instant de trop, puis changea de sujet : — On ferait mieux d’y aller. J’imagine que cette voiture doit être recherchée, maintenant. Il tourna la clé et le moteur de la Porsche s’anima. — Tu as raison, lui dit-il en entendant le vrombissement. Quand on s’arrêtera pour faire des courses et le plein d’essence, je prendrai un téléphone jetable et je erai Omar. Je ne voulais pas l’impliquer, mais il pourrait nous fournir une voiture moins tape-à-l’œil et ramener ce petit bijou à sa sœur. — C’est un bon plan, acquiesça-t-elle distraitement, fouillant dans les portefeuilles pour trouver un indice quant à ce que lui voulait le CNI. Elle ne s’attendait pas à trouver grand-chose, voire rien du tout, mais elle devait à tout prix éviter les yeux noisette si chaleureux de Trent, et surtout éviter de se remémorer ses lèvres dans son cou et ses mains sur ses hanches. Sans compter qu’il avait clairement exprimé ses sentiments : cela ne signifiait rien.
Trent cramponnait le volant en cuir de Marie avec une telle force qu’il en avait mal aux paumes. C’était la seule façon de chasser l’image qui tournait en boucle dans son esprit. La gorge claire d’Olivia, son dos voûté et ses beaux yeux bleus qui le regardaient, obscurcis par le désir. Tu es un idiot. Elle est recherchée par la CIA. Le FBI. Et le CNI. Ah, oui, et elle est mariée à un millionnaire mexicain qui possède un jet privé. Il allait l’aider à traverser le danger immédiat auquel elle était confrontée, mais ensuite, il oublierait son existence. Elle retournerait chez son enfoiré de mari, et lui, il rentrerait à Potomac pour supplier Jake de ne pas le virer. Vraiment, quel imbécile ! Il enfonça la pédale d’accélération plus fort que prévu et Olivia se retrouva collée à son siège, rebondissant contre l’appuie-tête. — Désolé, murmura-t-il. Elle arqua un sourcil, mais ne dit rien. Après un long moment, elle tendit le doigt vers un panneau d’affichage. — Il y a une supérette bientôt, sur la droite. Ce n’est pas une chaîne connue, mais ils auront les basiques. Il plissa les yeux pour mieux voir. — Il y aura des téléphones jetables à... Merle’s Market ? Elle secoua la tête. — Aucune idée, mais s’ils en ont, ce sera du bas de gamme. — Parfait, fit-il en se raclant la gorge. Alors, ce code que tu utilises avec Marielle, il est difficile à déchiffrer ? — Rien de bien méchant pour un professionnel. Mais pour une femme qui entrerait au hasard dans les toilettes ? Ce n’est qu’une suite de chiffres griffonnés
au rouge à lèvres. On s’en servait pour envoyer des messages en interne, quand on était stagiaires. Tu sais, on n’avait pas droit aux téléphones pendant la formation. — Bien sûr. Elle soupira. — En fait, j’ai écrit « maison du lac » à l’envers, en remplaçant les consonnes par leur numéro dans l’alphabet. — Et les voyelles ? — On compte les voyelles séparément, à l’envers. Si le A semble correspondre au 1, en réalité, c’est le 5. Il remua lentement la tête. — Alors, la maison du lac est... 4-19-1-2-8 4-11-5-12 ? — Tu m’impressionnes. Tu viens de calculer de tête ? — Je ne suis pas qu’un beau visage. — Manifestement. Une fois de plus, l’atmosphère s’épaissit. Il toussota. — Et Y ? Est-ce une voyelle ou une consonne ? — Comme en anglais, parfois c’est l’un, et parfois l’autre. Donc c’est un 0 quand il correspond au son « aï » et un 25 quand c’est « ye ». — C’est un code plutôt bon. Sûrement plus complexe que nécessaire pour prévoir des happy hours... — Il n’y avait pas beaucoup de femmes dans notre formation. L’ambiance était... ce n’était pas toujours facile. Son visage se ferma et ses épaules se raidirent. C’était comme si elle avait un néon clignotant au-dessus de la tête, indiquant qu’il s’agissait d’un sujet à éviter.
Il imaginait bien ce qu’elle et son amie avaient subi. Carla n’avait pas eu la vie facile, elle non plus. — Je comprends. — Nous y sommes, dit-elle en désignant une cahute délabrée avec un parking en terre battue. On devrait peut-être s’en tenir aux produits sous emballage. — Tu crois ? Il se gara derrière l’épicerie et a au point mort, laissant le moteur tourner au ralenti. Elle commença à détacher sa ceinture de sécurité, mais il secoua la tête. — Non. S’ils cherchent quelqu’un, c’est sûrement toi, pas moi. Reste ici. Il prit une casquette de baseball au logo de l’écurie de Leilah et l’épousseta. Puis il l’enfonça sur son crâne, la ramenant juste au-dessus de ses yeux. — Si quelqu’un arrive, tu t’en vas. D’accord ? Pied au plancher. Je te redrai chez toi. — Tu ne sais même pas où c’est, protesta-t-elle. Il se retourna et a un doigt sous son menton, la forçant à affronter son regard. — Je suis sérieux, Olivia. S’il t’arrivait quelque chose... Il laissa échapper une longue expiration frémissante. — Je ne me le pardonnerais jamais. Elle se pencha un peu plus près. — Tu n’es pas responsable de ma sécurité, Trent. Je peux me débrouiller. Je peux me débrouiller. Les derniers mots que Carla lui avait adressés se superposèrent à la voix
d’Olivia. Il n’était pas sûr de pouvoir parler sans que sa voix ne le trahisse, alors il ouvrit la portière et pressa le pas vers le magasin, le cœur battant dans sa poitrine et son pouls dans son cou.
13
Ils contournèrent le lac et s’approchèrent de la maison en roulant au pas. Quand la voiture atteignit le chemin de terre dans l’obscurité presque totale, Olivia referma les mains autour de son gobelet à emporter pour empêcher le café de gicler. Quand Mateo s’était-il montré aussi gentil avec elle que l’homme assis au volant, presque un inconnu ? Des années. Cela faisait des années qu’il ne lui avait pas témoigné la moindre attention. Lorsque Trent était ressorti de la supérette avec deux sacs en papier remplis de provisions et un café à emporter, elle avait pensé qu’il l’avait acheté pour lui. Mais non, il lui avait tendu le gobelet en lui disant qu’il s’était rendu compte qu’ils avaient quitté le pub avant l’arrivée de son café. Cette petite attention avait provoqué une puissante vague d’émotion en elle. Elle ne comprenait pas cette réaction. Bien sûr, cela venait conclure une journée épuisante et forte en adrénaline. Mais elle était un agent de la CIA chevronné. Elle devrait pouvoir garder son calme. Et pourtant, il lui suffisait d’une tasse de café tiède de l’épicerie du coin pour la mettre à genoux. C’était peut-être l’homme, pas le café. À vrai dire, elle était encore sous le choc de ce baiser dans la ruelle. Elle s’efforça de se rappeler que cela ne voulait rien dire. Pourtant, elle prit une inspiration et lui dit : — J’ai demandé le divorce. À côté de lui, Trent détourna son attention de la route obscure, seulement éclairée par les phares de la Porsche, et se tourna vers elle pour la dévisager. — Tu as demandé le divorce à ton mari ? Elle secoua la tête.
— Non, à l’Agence. Je n’avais pas conscience, quand j’ai épousé Mateo, qu’ils s’attendaient à ce que j’espionne son travail. Je ne sais pas si c’est ce qui a tout gâché ou si nous n’étions tout simplement pas faits l’un pour l’autre – trop de différences entre nos cultures et nos personnalités, peut-être. Toujours est-il que notre relation s’est vite détériorée. Elle prit le temps de rassembler ses pensées et il en profita pour intervenir : — J’ai entendu sa façon de te parler. J’imagine que ça ne sortait pas de l’ordinaire... — Non, en effet. Tout va mal depuis longtemps. L’année dernière, j’ai dit au bureau de l’hémisphère occidental que j’avais l’intention de quitter Mateo. On m’a répondu que c’était interdit pour des raisons opérationnelles. — Interdit ? — C’est ça. Mon statut dans le pays serait remis en question si je n’étais plus mariée à un ressortissant mexicain. Bien sûr, mon accès aux informations privilégiées de QL s’évanouirait si je divorçais. On m’a dit que je ne pouvais pas compromettre ma mission. Elle fixa le café qu’elle tenait dans ses mains. Trent garda longuement le silence tandis qu’elle avait les yeux baissés sur ses mains. Enfin, elle le regarda par en dessous. Il avait la mâchoire contractée et un muscle de sa joue tressautait visiblement. Les mains serrées autour du volant, il grinçait des dents. Il incarnait le mépris et la colère refoulés. Elle ne pouvait pas lui en vouloir, car elle éprouvait le même ressentiment envers elle-même. Mais en voyant sa réaction sur son visage, elle se sentait remplie de honte et de regret. Elle regrettait de ne pas pouvoir inverser le temps, revenir sur ses paroles. C’était impossible, alors elle se concentra sur la voiture comme si elle pouvait la faire avancer plus vite, sa jambe tressautant dans l’espoir d’accélérer le mouvement. Après ce qui lui sembla durer des heures, les phares arrivèrent enfin en vue de la maison, éclairant le vaste porche. Il coupa le moteur et se tourna vers elle.
— Où est-ce que je me gare ? — Il y a un abri pavé sous la terrasse, à l’arrière. Ce sera hors de vue et à l’abri. Elle tendit le doigt vers un espace entre deux érables. — Tu ne peux pas le voir, mais il y a un petit chemin en direction de la terrasse de derrière, juste entre ces arbres. Il la regardait d’un œil dubitatif. — Fais-moi confiance. — D’accord. Attends. Stabilisant la tasse de café dans sa main gauche, elle saisit la poignée de l’autre alors que la Porsche s’avançait en bringuebalant sur le sol accidenté. Il arriva enfin dans l’abri voiture, sous le porche, et coupa le moteur, laissant le plafonnier et les phares allumés le temps de vérifier l’écran du téléphone à rabat qu’il avait acheté à la supérette. — Tu ne peux pas capter de signal. — Non, aucun. Je voulais m’assurer que le texto que j’ai envoyé à Omar sur le parking du magasin était bien é. Elle pinça les lèvres. Elle s’était opposée à ce message, sur le moment, et elle était encore inquiète. — J’aurais préféré un appel. — Peut-être, mais je n’avais pas le temps de discuter, et de toute façon, il ne répond jamais. Même si quelqu’un réussit à intercepter ce texto sur le téléphone d’un agent des stups, il aura du mal à comprendre que ce sont les coordonnées GPS de cette maison, lui rappela-t-il. — Oui, bien sûr. Mais qu’est-ce qui te fait dire qu’il comprendra ? — C’est la même chose que Marielle et toi. Il le saura, je le sais. Il avait parlé avec conviction avant de tout éteindre.
— Attends. Laisse allumé le temps que je trouve le double de la clé. Elle sauta hors de la voiture et détala sur la pelouse jusqu’à un réverbère, près de l’escalier menant à la terrasse. Les phares de la Porsche projetaient un faisceau lumineux sur l’herbe. Elle contourna le poteau, comptant les pierres autour du socle. Alors qu’elle commençait à craindre que quelqu’un l’ait enlevé – peut-être Chelsea ou l’un de ses oncles –, elle le repéra. Gris et marron, avec des arêtes tranchantes et abîmé par les intempéries. Un caillou parfaitement réaliste. Presque trop réaliste. Elle s’accroupit pour ramasser la pierre et la retourna. Elle retira le couvercle en plastique, révélant le compartiment creux contenant deux clés. Une pour la maison, l’autre pour la remise. Elle reposa la pierre et revint au pas de course jusqu’à la Porsche. — Je l’ai, lança-t-elle. Trent coupa le moteur et se pencha vers la minuscule banquette arrière, si tant est qu’une personne puisse s’y tenir, pour récupérer les sacs de course. Après avoir avalé la dernière gorgée de son café, elle tendit les bras. — Je vais en prendre un. Il lui remit un sac et verrouilla la voiture. — Je te suis, lui dit-il.
Olivia s’affairait dans la maison, allumant les lampes et ouvrant la grande baie vitrée pour aérer, chasser l’odeur de moisi et de renfermé. Trent fronça les sourcils, inquiet qu’elle signale ainsi leur présence. Au cœur d’une forêt sombre et profonde aux arbres imposants, la maison et ses baies vitrées irradiaient comme une vitrine dans la nuit sans lune. Il regardait par la fenêtre et ne voyait rien d’autre que le ciel, la terre et l’eau, aussi noirs les uns que les autres. Enfin, il aperçut un reflet argenté sur le lac en contrebas. Personne ne sait que vous êtes ici. C’est un endroit reculé, à l’écart. Il marchait de pièce en pièce, mémorisant l’agencement des lieux. Il s’arrêta un moment pour contempler une photo encadrée, sur laquelle deux pré-adolescentes bronzées sautaient d’un pneu faisant office de balançoire au-dessus du lac, de longues tresses flottant au vent. Elle s’approcha de lui. — C’est moi, dit-elle en se penchant pour désigner la plus grande et la plus blonde des deux. Le parfum capiteux de son shampoing lui monta aux narines. — Et voici ma cousine, Chelsea. Il regarda la fille aux taches de rousseur et au visage frais, sur la photo. — Vous êtes proches ? — On était les deux seules filles sur plus d’une dizaine de cousins, alors oui. En plus, je suis fille unique. Chelsea était comme une sœur pour moi. — Était ? Elle haussa légèrement les épaules. — Il n’y a pas eu de dispute, seulement nous avons pris des chemins différents. Et puis... elle n’aimait pas Mateo.
Qui aimerait ce type ? Il était sur le point de faire un commentaire, mais elle se ferma et s’éloigna en prétextant qu’elle allait chercher des serviettes et des gants de toilette. Il essaya d’imaginer ce que l’on devait ressentir quand on était piégé dans un mariage sans amour par son propre gouvernement. À lui, l’oncle Sam avait demandé beaucoup de sacrifices. Mais ce qu’Olivia lui avait donné lui paraissait bien plus personnel. Privé. Intime. La solitude, voilà le mot qu’il cherchait. Quelle solitude que d’être obligée de rester dans une relation morte et sans issue. Sur ce point, au moins, l’implosion de sa carrière et de sa couverture était une bénédiction. Elle retrouvait sa liberté. Il se demandait si elle le voyait sous le même angle. Après avoir parcouru le reste de la maison, il la retrouva dans la grande cuisine à aire ouverte. Une casserole d’eau bouillait sur le feu, la sauce mijotait déjà et elle hachait un oignon. Elle avait allumé une grande bougie sur l’îlot central. La lumière se reflétait sur la baie vitrée et dansait sur son visage. Elle lui jeta un coup d’œil. — Je meurs de faim, alors je me suis dit que j’allais commencer le dîner. J’espère que tu es d’humeur pour des spaghettis. Son estomac grogna et il se rendit compte qu’il n’avait pas mangé depuis longtemps. — Super. Qu’est-ce que je peux faire ? Il se lava les mains au lavabo et se retourna, attendant qu’elle lui confie une tâche. — D’abord, est-ce que tu peux fermer les fenêtres ? Il commence à faire froid ici. Il fit le tour du premier étage, fermant et verrouillant les fenêtres. Chaque fois qu’il essayait de regarder au-dehors, dans l’obscurité, il ne voyait que le reflet de ses yeux. Les sourcils froncés, il retourna à la cuisine.
— C’est fait. Et maintenant ? Il chassa le sentiment de vulnérabilité qui s’était emparé de lui lorsqu’il avait regardé dans les bois sombres. — Tu veux faire les boulettes de viande ? Avec le couteau, elle désigna le bœuf haché, la saucisse et le pain de mie sur le plan de travail. Il retroussa ses manches et commença à façonner la viande. Ils travaillèrent ainsi en silence, leurs gestes coordonnés en duo. Chacun se déplaçait en fonction de l’autre, reculant pour lui faire de la place comme dans un ballet chorégraphié. Elle fit glisser un tas d’oignons coupés en dés dans son mélange et se retourna d’un geste gracieux pour préchauffer le four. C’était une scène chaleureuse et domestique... si l’on ignorait l’arme de l’agent du CNI qu’elle avait posée à portée de main, à côté de la planche à découper. Il hocha la tête d’un air approbateur. En sachant qu’elle était également armée et prête à se défendre, il se sentait un peu plus détendu en dépit de la nuit noire. Elle se pencha et ouvrit la mini-cave à vin réfrigérée sous les armoires, brandissant une bouteille de Chianti. — Elle est là depuis toujours, mais c’est celle de mon père. Il n’achète que de bonnes bouteilles. Qu’est-ce que tu en dis ? Il regarda le vin en réfléchissant. En présence de cette femme, il n’était certes pas recommandé de relâcher ses inhibitions. Et d’un point de vue professionnel, l’alcool avait toujours été une mauvaise idée. Cela vous rendait lent, long à la détente et un peu engourdi. Malgré tout, la journée avait été dure. Un verre avec le dîner pourrait l’aider à se détendre. Alors qu’il ouvrait la bouche pour répondre, un fracas de verre brisé retentit dans la maison. Il lui attrapa le bras et la plaqua au sol. Accroupis derrière l’îlot, ils entendirent d’autres vitres voler en éclats. Au loin, on percevait un crépitement effréné et l’écho de tirs en rafale. Il tourna les yeux dans sa direction en dégainant son arme. De son côté, elle a furtivement la main sur le plan de travail pour s’emparer de l’autre pistolet. Ses yeux bleus irradiaient comme s’ils étaient parcourus d’électricité et
elle tendit l’oreille, aux aguets. — On dirait qu’il y a deux tireurs, chuchota-t-elle. Il retint son souffle, attentif. Tac, tac, tac, tac. Les tirs se chevauchaient, trop rapides pour provenir d’une seule personne. — Je crois que tu as raison. — Il faudrait essayer d’aller à la voiture. Nous sommes des cibles trop faciles ici. Sa voix était calme, dénuée d’émotions. Il se leva et prit soin de couper les brûleurs. Pas besoin de mettre le feu à la maison. Elle se faufila jusqu’au four pour l’éteindre. — Vas-y en premier. Je te couvre. Elle allait répondre lorsque des coups assourdissants et insistants interrompirent le vacarme des coups de feu et du verre brisé. Elle écarquilla les yeux. — Il y a quelqu’un à la porte de derrière. Avant qu’il ne puisse l’arrêter, elle courait vers la porte vitrée coulissante, voûtée par prudence. Elle l’ouvrit d’un coup sec et tendit les bras à l’extérieur pour ramener à elle la silhouette qui se trouvait sur la terrasse. C’était une femme, qu’elle poussa dans la cuisine sans ménagement, l’attirant vers le sol avec eux. — Marielle Moreau, Trent Mann. Trent, voici Marielle, souffla Olivia d’une voix rauque. La petite femme cligna des paupières derrière une paire de lunettes à monture de corne rose clair. — Enchantée. Son visage était blanc comme un linge et sa voix chevrotait. Elle tourna la tête vers Olivia, ses longs cheveux ondulés et cuivrés brillant sous la lumière.
— Tu devrais éteindre, Liv. Elle avait raison. Prenant son élan, il se jeta au-dessus du plan de travail et écrasa l’interrupteur avec sa paume, plongeant tout le rez-de-chaussée dans l’obscurité. Il y eut un moment de répit, à l’extérieur. Les tireurs étaient en train de recharger ou de réévaluer la situation. Il espérait seulement qu’ils n’avanceraient pas. Il s’accroupit aux côtés de Marielle. — Vous les avez vus ? Elle se mordit la lèvre avant de répondre. — Seulement de dos. Ils barrent le chemin de la maison avec un gros pick-up. Ils sont installés à l’arrière, avec des lunettes de visée et des s sous leurs canons, enfin, du matériel de snipers, quoi. Elle jeta un coup d’œil à Olivia, comme pour lui demander d’intervenir. — Des bipodes, ou des trépieds, très probablement, avança-t-elle. — Combien ? Deux ? — Oui. Deux, confirma-t-elle. — Comment les avez-vous déés ? — Je les ai entendus tirer avant de prendre le virage, alors j’ai laissé ma voiture à la sortie, près de cette petite cabane de pêcheur, et j’ai coupé à travers bois. — Dans le noir ? — La maison était illuminée. J’ai fait comme un papillon de nuit et j’ai visé la lumière. Je n’ai trébuché que quelques fois. Elle désigna son pantalon sale avec un regard plein de regret. Marielle Moreau était peut-être une ionnée d’informatique, mais ce n’était pas une petite chose fragile. Trent approuvait les choix d’Olivia, en matière d’amitié.
— J’ai besoin d’une lampe torche, dit Trent. — Non, rétorqua Olivia. Tu n’iras pas là-bas tout seul. C’est du suicide. — Je ne serai pas seul. Omar ne doit pas être très loin. Je vais l’intercepter à la cabane dont Marielle a parlé, et nous encerclerons les tireurs par-derrière. C’est notre meilleure chance. Sa bouche formait une ligne ferme et indéfectible. — Écoute, reprit-il. Tu dois parler à Marielle et découvrir ce qui se e. Tu ne peux pas faire ça pendant que l’armée se déploie dans les bois et... Marielle intervint : — Moi, je n’y retourne pas. Alors, refile une lampe de poche à Captain America et donne-moi un tire-bouchon pour ce Chianti ! 1997, c’est un très bon cru. Trent ricana et Olivia lui jeta un coup d’œil. — Je crois qu’elle est au bord de l’hystérie, là. Donne-lui du vin, chuchota-t-il. Avec un juron, elle hocha la tête et se mit debout. Elle fouilla dans un tiroir, puis ouvrit un placard. Un instant plus tard, elle était de retour au ras du sol avec une lampe frontale à LED, un paquet de piles, deux verres de vin et le tire-bouchon. Elle lança à Trent la lampe et les piles. Il les saisit au vol, glissa une pile dans la lampe et la fixa autour de sa tête. L’élastique était tendu, serré aux tempes, mais au moins, ça ne glisserait pas. Il éteignit et ralluma avec son pouce pour tester la lampe. Une lumière clignotante blanche éclaira les lieux. — Il y a aussi une ampoule rouge, lui dit Olivia. Pour la vision nocturne. Tu as le choix entre une lumière diffuse ou un faisceau concentré, pour les deux couleurs, il me semble. Il régla la lampe sur son front. — Parfait. À quelle distance se trouve cette cabane ?
— À cinq cents mètres environ, estima Olivia. Marielle hocha la tête. — Oui, c’est à peu près ça. Il creusa dans sa mémoire, se rappelant vaguement avoir aperçu une cahute au bord de la route, en arrivant. — Combien de munitions as-tu ? demanda Olivia, soucieuse. On aurait dit une mère inquiète de voir partir son premier enfant à la maternelle. — Beaucoup. Je vais récupérer ma veste en sortant. Mes poches en sont pleines, promit-il. Ses yeux luisaient dans la cuisine faiblement éclairée. — Trent... Il se pencha en avant et la fit taire, posant sur ses lèvres un baiser aussi doux qu’une plume. À quelques pas de là, Marielle faisait semblant de ne pas les remarquer, concentrée sur le bouchon de la bouteille de vin tout en murmurant en français. — Sois prudent, lui dit Olivia contre ses lèvres avant de se retirer pour le dévisager. — Bien sûr. Après un dernier regard avide sur son beau visage, il détala vers la porte de derrière et se faufila dans la nuit noire dépourvue d’étoiles.
14
Olivia pressa une main tremblante sur sa bouche, sous le regard résolument français de Marielle, qui lui glissa un verre de vin dans l’autre main. — Alors, il s’en est é, des choses, observa-t-elle tout bas. Olivia secoua la tête. En effet, il s’était é un tas de choses. Elle avait rassemblé des armes, réfléchi à sa défense et planifié une nouvelle attaque. Mais elle avait entraîné Elle dans ce cauchemar, et maintenant, elle avait deux missions : la protéger et obtenir les informations dont elle avait besoin. Première étape, la distraire du danger. — Tout mon monde est sens dessus dessous, je suis en pleine fusillade, et voilà que je flirte avec un inconnu comme une gamine. Qu’est-ce qui ne va pas chez moi, Elle ? Son amie considéra la question avec sérieux, puis répondit en comptant sur ses doigts. — Primo, il y a eu une pause dans les tirs. Dieu merci ! Secundo, tu es sur la sellette, soumise à une chaleur exceptionnelle et à une forte pression. Il est bien normal que tu sois bouleversée. Tertio, ton inconnu est du genre grand, ténébreux et franchement canon. Quarto, il me semble que tu fais un peu plus que flirter, mon amie. Comme il lui restait encore le pouce, Marielle sirota son vin en réfléchissant avant d’ajouter : — Et enfin, si tu me le permets, ton mari est un vrai connard. Olivia éclata de rire, sa voix aiguë et un peu désespérée. Elle rit jusqu’à en perdre haleine, tant et si bien qu’elle finit par sangloter. Voilà qui ne faisait clairement pas partie du plan.
— Oh, Liv, viens ici. Marielle posa son verre et s’avança à même le sol, traînant les fesses sur le carrelage au mépris de son pantalon haute couture. Elle prit Olivia dans ses bras et lui massa le dos dans un geste circulaire apaisant. — Ça va aller. Olivia s’écarta pour croiser les yeux verts de son amie. — Tu crois vraiment ? Ma carrière est foutue, mon mariage est pitoyable. Et apparemment, c’est comme si j’étais morte. — Bof, dit Marielle en français avec un haussement d’épaules. Je voulais parler du bel inconnu. En amour, tu t’en sortiras bien. Le reste, dit-elle avec un grand geste théâtral. Ça me dée, ma belle. C’était la transition toute trouvée vers la suite de cette conversation. — Bon, alors que se e-t-il, Elle ? Une mise en garde diffusée à toutes les agences ? Sérieusement ? Marielle abandonna immédiatement ses manières à la française et ce goût du mélodrame qu’elle cultivait dès son plus jeune âge pour se concentrer, soudain parfaitement professionnelle avec la précision d’une informaticienne. Elle remonta ses lunettes sur son nez. — La semaine dernière, j’ai reçu un projet du contre-espionnage. — Vraiment ? s’étonna Olivia. — Oui, un truc ultra-secret. Officiellement, le projet était destiné à la direction des opérations. Mais, crois-moi, c’était pour le contre-espionnage. — Ce n’est pas dans leurs habitudes de s’adresser à une autre division comme ça. — Certes, mais c’était une mission étrange. Et puis, c’est devenu encore plus bizarre.
— Comment ça ? — Ce matin, une rumeur a commencé à circuler concernant un problème sur le bureau de l’hémisphère occidental. — Quel genre de problème ? — D’après la rumeur, l’un des agents opérant à partir de Mexico était compromis. Mais pas un agent double, pas un atout officiel. Le cœur d’Olivia dégringola dans sa poitrine. — Un NOC. Moi. — Oui. Marielle s’interrompit avant de reprendre : — Soudain, ma curieuse petite mission a pris tout son sens. — Pourquoi ? — On m’avait donné une carte avec les données des tours de téléphonie mobile, dans les États du nord du Mexique. On m’avait demandé de retracer les pings à la recherche d’un schéma récurrent. — Tu plaisantes ? Olivia crut bien devenir folle. — Ici aussi, on dirait une blague, répondit Marielle en désignant la cuisine. Les tireurs embusqués, le héros sexy et beau gosse, une vraie farce. — Excuse-moi. Continue, dit Olivia en maîtrisant ses émotions. Marielle tapota un doigt manucuré contre sa lèvre. Olivia reconnaissait ce regard : elle rejouait tous les événements dans sa tête. — Alors, Mexico était tout en bleu sur ma carte colorée. Les points de données des tours qui m’intéressaient étaient en vert, orange et violet. Mais alors que j’étudiais l’ensemble de données, les bleus ont changé de forme.
— Qu’est-ce que ça signifie ? Olivia avait beau savoir qu’elle était intelligente, elle se sentait invariablement stupide en présence d’Elle. — Je n’en étais pas sûre, au début. Alors, j’ai cliqué dessus. — Et ? — Le contre-espionnage ne traquait plus les tours de téléphonie mobile mexicaines. Soudain, le flux est é à une carte du métro de Washington. Je me suis mise à suivre le point... C’était toi, depuis le centre médical de Capitol Hill. Oh, au fait, comment va ta mamie Julie ? Olivia agita la main dans un geste évasif. — Je ne sais pas. Elle va bien, j’imagine. Marielle, que s’est-il é ? — Ce qu’il s’est é ? Je t’ai vue traverser le Commonwealth de Virginie en voiture. Puis cette tache s’est matérialisée à la frontière de la Virginie et de la Virginie occidentale. J’ai cliqué dessus, et j’ai appris que tu étais à un endroit sécurisé non cartographié. Je me suis déplacée de plus d’un kilomètre et j’ai constaté que tu te trouvais à côté du Shenandoah Racing Club. Olivia enfonça ses ongles dans ses paumes. Elle n’en revenait pas que le bureau du contre-espionnage l’ait épiée de la sorte, allant jusqu’à utiliser son amie la plus proche pour cela. — Et ensuite, que s’est-il é ? — Ensuite, ton point est devenu noir, quelqu’un a diffusé une alerte et je t’ai envoyé un message pour te conseiller de détruire ton bracelet de com avant que la mise en garde ne parvienne à toutes les unités. — Marielle, s’ils découvrent que tu m’as avertie... — Tu crois que ça m’inquiète ? fit-elle en levant le menton. Je ne pouvais pas les laisser s’en tirer comme ça. — S’en tirer comment ?
— Je n’ai pas encore réglé les détails. Mais disons que tu t’es fait avoir, doubler à ton propre jeu. — Comment ça, doubler à mon jeu ? Elle secoua la tête. — Je ne sais pas. Je sais seulement qu’un membre de la sous-commission des communications, de la technologie, de l’innovation et de l’Internet – waouh, c’est long à dire – a é Langley à propos de tes rapports soi-disant erronés, ma belle. En tout cas, d’après les bruits de couloir. L’esprit d’Olivia s’emballa. Qui ? Pourquoi ? — Avant que tu me le demandes, je ne sais pas qui. — Et d’abord, comment les télécom auraient-ils pu mettre la main sur l’un de mes rapports ? — Aucune idée, mais je sais que le chef de division de l’hémisphère occidental est débordé avec tout ça. Tu m’étonnes. Avant qu’elle puisse pousser son amie à lui donner plus de détails, le vrombissement lointain d’un moteur de voiture se fit entendre, un peu trop fort à travers les vitres brisées. Quelqu’un arrivait par le chemin du lac. Elle se glissa vers la fenêtre pour jeter un coup d’œil dans la nuit, suivant la faible lueur des phares d’un véhicule qui serpentait autour du lac dans l’obscurité.
Trent courait à petites foulées dans les bois, sa lampe projetant un halo rouge qui rebondissait au rythme de ses pas. Il maintenait un rythme régulier, motivé par l’adrénaline et l’inquiétude, mais il n’osait pas prendre ses jambes à son cou – pas dans le noir, sur un terrain inconnu et accidenté. Il ralentit en arrivant dans la portion de forêt parallèle à la route d’accès où Marielle avait aperçu le pick-up. Tout était silencieux. Les coups de feu n’avaient pas repris. Les tireurs ne parlaient pas, ou du moins, ils étaient très discrets. Lui aussi était silencieux, prenant soin de ne pas trahir sa présence en brisant des brindilles sous ses semelles ou en respirant trop fort. Il balaya du regard l’étendue d’arbres devant lui, à la recherche de l’ouverture qui menait à cette cabane dont la cibleuse avait parlé. L’amie d’Olivia était bien différente de ce qu’il imaginait. Elle n’était pas comme tous les geeks des services informatiques qu’il connaissait, dont la plupart seraient restés bloqués dans la boue avant même d’atteindre la maison. Bientôt, il opéra un virage sur le terrain inégal et sa lumière a sur une fenêtre, se reflétant dans le noir. Jackpot. Il s’autorisa à accélérer, courant à toutes jambes jusqu’à la bifurcation. Là, il se faufila derrière la cabane et lâcha un petit rire. Évidemment, Marielle Moreau conduisait une BMW i3. Et bien sûr, elle était orange. Peut-être n’était-elle pas si différente de ses collègues geeks, tout compte fait. Son moment de légèreté fut de courte durée, car une berline foncée a devant lui en direction du chemin où se trouvait le pick-up. Omar ? Pitié, faites que ce ne soit pas Omar. Il n’y avait aucune raison, si ce n’est l’habitude et une solide formation militaire, pour qu’Omar approche de la maison du lac avec prudence. Trent ne l’avait pas prévenu de l’éventualité d’une embuscade. Il sortit le téléphone jetable et composa son numéro, espérant que le réseau serait assez efficace pour lui permettre de parler. — Je suis à dix minutes, répondit son interlocuteur en décrochant. Alors même qu’Omar prononçait ces mots, Trent entendit la berline s’arrêter
devant lui. Il attendit des coups de feu ou des cris, mais il n’y en eut aucun. Au bout d’un moment, le moteur de la berline se fit à nouveau entendre. Alors, les tireurs attendaient le conducteur de cette voiture. — Tu n’aurais pas dû m’appeler. Le reproche d’Omar ramena l’attention de Trent sur la communication. — Je sais. Mais c’est une situation un peu désespérée. Voilà, il y a une cabane de pêcheur sur le côté gauche de la route, à environ cinq cents mètres de la sortie. Arrête-toi là. — Compris. Clic. Omar n’avait pas protesté, demandé d’explications ni insisté pour obtenir plus de détails. Il lui avait fait comprendre qu’il avait saisi avant de raccrocher. C’était exactement pour cette raison que Trent n’hésitait pas à l’appeler – et pas seulement quand il avait besoin de confier les voitures de luxe de Leilah à un chauffeur de confiance. Il n’y avait pas beaucoup d’amis aussi précieux dans ce monde. Omar en faisait partie. Et Jake aussi. Du moins, jusqu’à présent. Trent devait ettre qu’il avait peutêtre irrémédiablement abîmé sa relation avec Jake. Il fit claquer sa langue contre ses dents. En attendant Omar, il avait sans doute le temps de er un autre coup de fil – en supposant que les dieux du réseau cellulaire lui sourient. Il saisit le numéro de Jake, mais les chiffres restèrent inscrits sans être transférés. Au bout de vingt secondes, l’indication « échec » apparut à l’écran. En grommelant, il fourra l’appareil dans sa poche. Il essaierait d’arranger les choses avec Jake une prochaine fois. Au lieu de quoi, il a le temps en faisant les cent pas derrière la cabane, à compter ses munitions, réfléchissant à tous les détails qu’il allait devoir partager avec Omar. Il entendit son moteur avant de voir son véhicule et pencha la tête pour écouter. Il conduisait sa Suburban. Parfait. En dernier recours, ils pourraient essayer de forcer le barrage. Pitié, pourvu qu’on n’en arrive pas là.
Il sortit de l’ombre et alluma sa lampe, la dirigeant vers le sol pour ne pas aveugler son ami. Le gros SUV s’arrêta et Omar baissa sa vitre. — Sympa, le bandeau sur la tête. — C’est la dernière mode, tu ne savais pas ? — Alors, tu montes ou quoi ? Trent secoua la tête. — Gare-toi derrière la cabane, à côté de la petite voiture électrique. Il y a du nouveau. Dans la faible lueur des phares d’Omar et de la petite lampe frontale de Trent, ce dernier pouvait distinguer l’expression de son ami : perplexité, surprise et même une certaine méfiance. Mais, fidèle à lui-même, Omar se garda de tout commentaire. Il fit marche arrière, puis quitta la route et s’engagea sur le chemin de terre battue pour aller se garer à l’endroit indiqué. Trent le retrouva à côté de l’i3 de Marielle. — C’est mignon, fit Omar en souriant. Je n’aurais jamais imaginé cette caisse, mais je suis sûr que tu es adorable au volant. — À mourir de rire. Il lança les clés de la Porsche à Omar, qui les rattrapa au vol par réflexe. Omar examina le porte-clés en cuir. — C’est le logo de Leilah. — Elle m’a prêté l’un de ses bolides. — Une de ses Porsche ? demanda-t-il sans lever la tête, les yeux toujours rivés sur les clés. — Oui, la jaune. Omar arqua un sourcil.
— Elle t’a laissé emprunter Marie ? — Il faut croire que je lui inspire confiance. — Ou bien ma sœur est une idiote. Alors, qu’est-ce qui se e ? Où est Marie ? Et à qui est cette petite voiture ? fit-il en désignant la BMW. — C’est une longue histoire. Quand je t’ai envoyé un texto, je voulais juste te rendre Marie. Je me suis dit que tu pourrais la ramener à Leilah avec mes remerciements et que je te revaudrais ça. — Je sens arriver un « mais ». — Mais la situation est en constante évolution. Moins tu en sais, mieux c’est... En théorie, histoire que tu puisses nier toute implication, tu comprends. Cela dit, je ne peux pas te demander de te lancer dans une fusillade sans te mettre au parfum. Alors, voici la version courte : l’un de mes clients est poursuivi par le FBI, la CIA et le CNI. Il est possible qu’il y ait d’autres entités dans la mêlée. Le visage d’Omar demeura sans expression. — Et j’imagine qu’il n’est pas coupable de ce dont la communauté internationale du renseignement l’accuse, à moins qu’il ne sache même pas ce dont on l’accuse ? Nous avons affaire à un homme innocent. — Une femme innocente, pour tout te dire. — Une femme. Omar acquiesça lentement. — Je comprends mieux. — Ce n’est pas ce que tu crois, protesta Trent sans conviction. Omar ricana. — Bien sûr. L’instant d’après, il avait retrouvé son sérieux.
— Si cette femme est une cliente, pourquoi Jake n’a pas envoyé une équipe pour récupérer la voiture ? Trent toussota. — En fait, cette mission n’est pas officielle. Un long moment s’écoula. — Tu es sûr de savoir ce que tu fais ? — Non, répondit honnêtement Trent. Il y a de fortes chances que je sois déé. Mais Olivia, ma cliente, est en fuite, actuellement terrée dans une maison au bord du lac, en haut de la route. Elle est assiégée avec pour tout renfort un petit brin de femme, analyste de données à la CIA, et une bouteille de vin. Omar plissa les yeux. — Cet engin orange appartient à l’analyste ? — Oui. Techniquement, elle est... cibleuse numérique ? Quelque chose comme ça. — Alors, c’est un cerveau, mais pas franchement utile au combat. — C’est ça. En plus, quand je suis parti, elle buvait du vin. — Plutôt secouée, donc ? — Très secouée. Mais elle cache bien son jeu. — Et cette Olivia ? Il hésita, mais il devait le lui dire. — C’est un NOC. C’était un NOC. On l’a envoyée à mon cours de conduite aujourd’hui pour une petite remise à niveau. Et entre-temps, une mise en garde a été émise contre elle et envoyée à toutes les agences. Omar émit un long sifflement grave.
— Et Jake a l’ordre de la livrer, conclut-il. — Quel bordel. Ils allaient l’emmener dans un site secret, dit-il, aux prises avec ses émotions. Omar ne fit aucun commentaire. — Et tu es sûr qu’elle est irréprochable ? — Certain. — Bon. Alors, allons-y. — Encore une chose. Deux types dans un pick-up bloquent le chemin vers la maison. Ils ont fait sauter la plupart des fenêtres. — Toi, on peut dire que tu as le sens de la fête, n’est-ce pas ? Il partit d’un rire bref. — Oui. Selon l’amie d’Olivia, ils tirent depuis l’arrière du pick-up. J’imagine que tu es armé ? — Dans la boîte à gants, dit-il en regardant son Suburban. Tu veux y aller à pied ou voir ce dont ce bolide est capable ? — Ce n’est pas une propriété de l’agence, n’est-ce pas ? — Non, c’est ma voiture personnelle. — Ça te dirait un peu de tout-terrain ? Omar sourit. — Tant que tu es au volant, ça me va.
15
Olivia rampa parmi les éclats de verre pour aller jeter un coup d’œil par la fenêtre, l’arme lourde dans sa main. Il était trop tôt pour que Trent revienne avec Omar. Elle le comprenait d’un point de vue rationnel, et pourtant, c’était ce qu’elle espérait. Tous ses espoirs se brisèrent comme les vitres lorsqu’elle vit l’homme et la femme sortir de la berline noire. — Qui est-ce ? chuchota Marielle depuis le sol de la cuisine. Olivia se détourna de la fenêtre et répondit à voix basse : — Crois-moi quand je te dis que tu ne veux pas savoir. Tu ferais mieux de te cacher derrière, sur la terrasse, jusqu’au retour de Trent. — Non. Je ne te laisserai pas toute seule. — Elle, siffla Olivia. Ce serait un suicide professionnel si on te retrouvait ici. S’il te plaît, je t’en supplie, pars. Son amie protesta. — Je t’en prie, insista-t-elle. Tu n’es pas formée pour ce genre de choses. C’est mon truc. Je ne ferais que m’inquiéter pour toi si tu restes. Elle ferma les yeux et Olivia vit enfin l’acceptation l’emporter sur les bravades. Pendant leur formation, les employés de bureau faisaient l’objet de moqueries plus ou moins subtiles sur leur manque de forme physique. C’était encore pire pour une femme. Mais la vérité, c’était que Marielle n’était pas taillée pour le combat au corps à corps. Il n’y avait pas de honte à cela, c’était un fait. Elle hocha la tête, saisit le Chianti par le goulot et se dirigea vers la porte de
derrière. Olivia la regarda disparaître sans bruit sur la terrasse, sa bouteille débouchée à la main. Une fois Marielle en sécurité à l’extérieur, Olivia balaya la cuisine du regard à la recherche d’un endroit facilement accessible où elle pourrait cacher son arme de poing, mais en vain. S’assurant à contrecœur que la sécurité était bien enclenchée, elle a le canon dans sa ceinture, grimaçant en songeant au danger que cela représentait. Cela dit, c’était toujours mieux que d’avoir le pistolet hors de portée. Avec une grande inspiration, elle se précipita vers la porte au moment où l’assistant de la sénatrice Anglin levait le poing pour frapper. Elle ouvrit en grand et tira la sénatrice à l’intérieur. — Allez, cria-t-elle à Braden tout en poussant sans ménagement sa supérieure, l’entraînant à l’écart des fenêtres. Il la regarda en clignant des paupières, stupéfait, avant d’entrer, refermant la porte derrière lui. — Sénatrice, que faites-vous ici ? demanda Olivia en regardant par la fenêtre. La nuit était sombre et silencieuse. Pas de flashes, pas de lumières ni de bruits d’aucune sorte. Pourtant, ils étaient là, quelque part. Et Trent aussi. — Je te cherchais, bien sûr, déclara Anglin avec un sourire tendre et indulgent. J’avais le sentiment que tu viendrais ici. Je me souviens de tous ces week-ends à l’université. Ta mère et moi, on empruntait une voiture et on venait ici avec des garçons et de la bière, histoire de se détendre. Bien sûr, ces virées se sont terminées une fois qu’elle a commencé à sortir avec ton père. Mais ces séjours mémorables que nous avons és ici quand nous étions célibataires ! Olivia se mordit l’intérieur de la joue. Cette femme était une sénatrice américaine en exercice, et elle ne voulait pas se montrer impolie, mais le moment était très mal choisi pour évoquer ses souvenirs. Alors qu’elle cherchait encore le moyen le plus respectueux d’interrompre la sénatrice, Braden intervint sans s’embarrasser de politesses.
— Madame, s’il vous plaît. Le temps presse. — Oui, bien sûr, dit-elle en secouant la tête. Tu es en danger, Olivia. Elle en resta bouche bée. — J’avais remarqué. Comment êtes-vous montés jusqu’à la maison ? Il n’y a pas d’hommes armés qui bloquent le chemin ? Une fois de plus, la sénatrice sourit. Mais cette fois, elle manquait de chaleur. — Ce sont des agents fédéraux, ma chère. Ils ne me feront rien. — Des agents fédéraux ? Quelle agence ? Elle se doutait que les tireurs étaient des agents fédéraux, mais cette confirmation était un véritable coup de poing dans le ventre. La sénatrice agita la main. — Peu importe. Ce qui compte, c’est que tu partes avec eux, Olivia. Je suis sûre que tu pourras dissiper ce malentendu, mais tu dois leur parler. Ne t’enfuis pas. Regarde-toi, terrée ici sans aucun moyen de communiquer avec le monde extérieur. Quel est ton plan ? Te faire descendre sous une pluie de balles, entacher la réputation de ta famille ? Honnêtement, j’attendais mieux de ta part. Olivia était désabusée. Au-delà du ton hautain et du jugement de la sénatrice, elle ne pouvait pas être en désaccord. Après tout, avait-elle seulement un plan d’action ? Elle soupira. — Le rapport que j’ai remis était exact. Je sais que le gouvernement mexicain n’a pas accepté de contrat avec QL pour les États du nord. J’ai vu les documents de mes propres yeux. Braden s’exclama : — Alors, obéissez à la sénatrice. Expliquez tout à votre responsable... ou peu importe.
— J’aimerais bien, rétorqua-t-elle. Mais l’Agence a diffusé une mise en garde contre moi. Si je mets le pied dehors, je serai envoyée tout droit vers un site secret à l’étranger. Mourir sous les balles de la police, ce n’est pas la pire option en comparaison. La sénatrice jeta un coup d’œil à Braden. — Il doit y avoir une erreur... ils n’étaient pas censés... Je vais tirer cette affaire au clair, dit-il en sortant son téléphone portable. — Vous n’aurez pas de signal ici, le prévint Olivia. Sur la route d’accès, peutêtre. Mais ne vous faites pas trop d’illusions. Il agita la main pour rejeter son avertissement et alluma son appareil. Bon, très bien. Il verrait par lui-même. — Où est Monsieur Mann ? demanda la sénatrice pendant que son assistant mettait son téléphone en service. — Pardon ? — Monsieur Mann. L’homme des services privés Potomac qui était avec toi quand la mise en garde a été émise. Tu ne l’as tout de même pas oublié. D’après Monsieur West, il ne s’est pas présenté. Il a déserté, si l’on peut dire, ou l’équivalent dans le civil. Olivia fronça les sourcils. Elle devait laisser Trent en dehors de cette affaire. — Il n’est pas là. Sa réponse vague avait au moins l’avantage d’être vraie. La sénatrice attendait toujours. — Il est parti, ajouta Olivia sans grande utilité. Les narines de la sénatrice Anglin frémirent, seule marque d’impatience visible. Mais il n’en fallut pas plus pour Olivia. Ce n’était pas à elle que la sénatrice s’intéressait, mais à Trent.
— Réussi ! chantonna soudain Braden, interrompant le silence en désignant le téléphone pressé contre son oreille. Il leva un doigt et pivota légèrement, tournant à moitié le dos à Olivia et à la sénatrice. Il parla rapidement et à voix basse. Olivia tendit l’oreille, mais elle ne comprit pas la fin de la conversation. Après un échange inaudible, il mit fin à l’appel et se retourna vers sa patronne. — Tout est réglé. J’ai appelé un à la CIA. Ils veulent juste vous faire venir pour une déposition. Je me porte personnellement garant de votre sécurité. Elle prêta à peine attention aux mensonges politiques qu’on lui servait, trop concentrée sur le téléphone qu’il tenait à la main. — Je n’en reviens pas que vous ayez capté un signal. Il fronça les sourcils, intrigué par le changement apparent de sujet. — Oui, j’ai un excellent réseau. Vous m’écoutez, Madame Santos ? Vous pourrez expliquer tout ce qui s’est é. L’Agence est prête à vous écouter. Elle plissa les yeux. Le téléphone était légèrement plus volumineux que la plupart des smartphones. Et plus épais, aussi. — Un excellent réseau ? Vous devez avoir un réseau hors du commun. Il n’y a pas un seul opérateur au pays qui couvre le lac de Shenandoah Falls, Braden. Il cligna des yeux à plusieurs reprises, frottant ses chaussures d’avant en arrière sur le carrelage jonché d’éclats de verre. — Mais un téléphone satellite fabriqué par Qīng Líng vous permettrait de rester connecté à peu près partout dans le monde. Et, bien sûr, il y a des satellites dans le ciel au-dessus de toute la côte Est. Portant la main à sa ceinture, elle dégaina son pistolet d’un mouvement fluide parfaitement exécuté. Elle enleva le cran de sûreté et orienta l’arme vers Braden. — Lâchez ce téléphone.
Il leva les yeux vers la sénatrice, quelques mètres derrière l’épaule droite d’Olivia, mais elle ne quitta pas son visage du regard un seul instant. — Fais ce qu’elle dit, Braden, fit la voix rauque et familière de la sénatrice Anglin, sèche et autoritaire. Braden relâcha le téléphone, qui alla s’écraser au sol. Olivia laissa échapper un souffle frémissant. — Bien, maintenant, lâche ton arme, poursuivit la sénatrice. — Que je... quoi ? Olivia commença à tourner la tête vers elle quand la pression d’un métal froid heurta sa colonne vertébrale. Elle se figea. Une seconde plus tard, le déclic caractéristique d’un cran de sûreté que l’on retirait se fit entendre, dans son dos. Elle déglutit avec peine. — La sécurité est désactivée, madame. Alors, je vais me pencher et le poser par terre, d’accord ? Je ne voudrais pas qu’il tire et touche votre assistant si je le laissais tomber. — Fais-le lentement, Olivia. Je n’hésiterai pas à te tirer dessus. — Je comprends, madame. La pression dans son dos se dissipa lorsque la sénatrice retira le canon. Olivia se mit à genoux, maintenant le haut de son corps bien droit pendant qu’elle s’accroupissait et plaçait l’arme sur le sol. — L’arme est par terre. Je vais me redresser maintenant, d’accord ? Elle gardait une voix neutre et régulière. Tant que la sénatrice ne paniquait pas, Olivia pouvait trouver un moyen de s’en sortir. Elle en était persuadée. — Oui, vas-y. Olivia commença à se redresser lorsqu’un coup de feu retentit derrière elle. Elle
se jeta au sol. Pourquoi la sénatrice lui tirait-elle dessus ? Une fraction de seconde plus tard, la porte d’entrée s’ouvrit avec fracas. Un inconnu à la peau mate fit irruption dans la maison, criant à Braden de se mettre à genoux. Olivia tourna la tête, toujours à plat ventre, avant de se redresser. Après une brève évaluation de son état, elle en conclut que seules ses oreilles bourdonnaient. La sénatrice n’avait tiré qu’une seule fois et elle avait dû la rater. Olivia n’avait pas été blessée, à l’exception des éclats de verre incrustés dans ses paumes. Elle tourna la tête en entendant des cris derrière elle. C’était la sénatrice Anglin, vers l’arrière de la maison. Le chemisier en soie vert clair de la femme présentait une large tache rouge et humide. Elle vacilla sur ses talons, puis glissa au sol, laissant une longue traînée de sang sur le mur. Ce n’était pas la sénatrice qui avait tiré. On lui avait tiré dessus. Au même instant, Trent déboucha du couloir. — C’est toi qui as tiré ? demanda Olivia. Trent hocha froidement la tête. — Elle visait ta nuque quand je suis arrivé par la porte de derrière. J’ai préféré lui tirer dans l’épaule plutôt que de voir ta cervelle se répandre. — Tu viens de tirer sur une sénatrice des États-Unis, lui dit Olivia. — Ce n’est rien, lança alors le type qui menottait les bras de Braden dans son dos. J’ai deux agents de la CNI ligotés dans le coffre de ma Suburban. — Vous devez être Omar, répondit Olivia. — Ravi de vous rencontrer. Avec un mouvement de tête, il hissa Braden sur ses pieds. Trent en fit de même avec la sénatrice, balaya les éclats de verre sur le fauteuil près de la fenêtre, du revers de la main, et l’y installa. Olivia alla chercher un
torchon de cuisine propre sur la pile près de l’évier. — Tenez. Appuyez ça contre votre épaule, dit-elle en le déposant dans la main de la sénatrice, le maintenant en place contre la blessure. Trent désigna l’arrière de la maison et Olivia attira l’attention d’Omar. — Vous voulez bien surveiller la sénatrice ? Assurez-vous qu’elle ne soit pas en état de choc. — Aucun problème. — Merci. Laissant la femme hébétée, regardant fixement le sang qui se répandait sur le torchon, elle suivit Trent. Il la dévisagea avec une intensité qui lui brûla la peau. — Tu es sûre que tu n’es pas blessée ? demanda-t-il d’une voix hachée. — Ça va. Je te le promets. Mais la sénatrice a besoin de soins médicaux. — Je sais, nous devons faire venir une ambulance... et les autorités. Je vais descendre sur la route pour tenter de capter un signal. — On peut appeler avec le portable de l’assistant, dit-elle amèrement. Il a un téléphone satellite illégal. — Illégal ? — Un produit QL. C’est un crime d’en posséder un aux États-Unis. Une étincelle brilla dans ses yeux. — Hmm. — Quoi ? — Ce n’est peut-être rien, mais les gars qui ont utilisé tes fenêtres de devant pour s’entraîner au tir sont les deux abrutis de la ruelle.
— Quoi ? — Oui. Ils se sont vite ressaisis, tu ne trouves pas ? Olivia regarda Anglin et son assistant. — Comme s’ils avaient reçu de l’aide. — Hmm... Et le téléphone d’un des gars a sonné alors qu’on les ligotait dans le SUV. Omar lui a demandé de répondre et d’agir normalement. Il l’a fait. — C’est lui que Braden a appelé ? Un des gars du CNI ? Trent hocha la tête. Elle commençait à reconstituer l’histoire. — Alors, la sénatrice travaille avec les services de renseignement mexicains et QL. Quand j’ai signalé que le gouvernement mexicain honorait sa promesse de ne pas construire de tours de téléphonie mobile malgré l’impact économique, QL a dû tendre la main à des taupes des gouvernements mexicain et américain en leur versant des pots-de-vin. — Et comme tu étais en travers de leur chemin, il fallait que tu disparaisses. — Ils ont concocté une histoire pour me faire paraître suspecte et ils ont agencé les pièces du puzzle pour me faire... éliminer. — Ou du moins, pour que tu sois mise sur la touche. Ils gardèrent le silence. Olivia se demanda s’ils allaient enfin réussir. À en juger par l’expression de Trent, lui aussi. — Ça alors, souffla-t-elle. — Tu l’as dit. En sortant sur la terrasse, Olivia perçut un mouvement dans sa vision périphérique et elle se retourna pour voir Elle lui faire signe, un verre de vin dans son autre main. Elle gloussa. Trent suivit son regard.
— Ton amie est un sacré personnage. — On peut le dire, convint Olivia. Une pensée la frappa alors de plein fouet. — Il faut la faire sortir d’ici avant que la CIA n’arrive en force. Trent, je ne peux pas laisser Marielle tomber elle aussi... — Je m’en occupe. — C’est vrai ? — Oui. Omar aussi a intérêt à se faire tout petit. L’implication d’un agent des stups soulèverait trop de questions. — Alors, quel est ton plan ? — Omar ramènera Marielle chez elle dans sa petite voiture orange. Vu la soirée qu’elle a ée et la bouteille de Chianti qu’elle a presque vidée, elle ne devrait pas conduire, de toute façon. Il va laisser sa Suburban et les gars du CNI ici, puis il appellera un de nos amis pour qu’il vienne chercher le SUV et les agents dans le coffre. Moi, je vais reconduire Marie au club de course. Elle fronça les sourcils. — Marie ? — La Porsche. — Ah oui, bien sûr. Et de quel ami parles-tu ? — Ryan Hayes. C’est un assistant du procureur. Omar et lui sont de proches amis. Ils ont grandi dans la même rue. Il s’assurera que tu t’en sortes, Olivia, comme nous tous. Tu peux lui faire confiance. Ses yeux dorés irradiaient avec inquiétude et son cœur se serra dans sa poitrine. — D’accord, dit-elle simplement. Ce n’était pas comme si elle avait d’autres options, de toute manière. Mais
c’était plus profond encore que le désespoir : elle lui faisait confiance. Il s’approcha d’elle et elle sentit qu’elle se penchait spontanément en avant, comme attirée. Enfin, il s’arrêta. Sa main resta suspendue pendant un long moment jusqu’à ce qu’il ferme le poing et l’écarte résolument. — Ça va aller, toute seule, jusqu’à l’arrivée des renforts ? Les gars du CNI n’iront nulle part, et je ne pense pas que la sénatrice et son assistant te caont des problèmes. — Ça va aller. Sa voix paraissait éraillée même à ses propres oreilles. Mais Trent ne réagit pas. Il se retourna et fit signe à Omar de le suivre, puis il alla chercher Elle sous le porche. Lorsqu’elle entendit ronfler le moteur de la Porsche, Olivia récupéra son arme sur le sol et s’affaissa sur la chaise en face de la sénatrice Anglin pour attendre la police.
16
Olivia était recroquevillée sur la chaise en plastique, blottie sous la fine couverture que les ambulanciers lui avaient mise sur les épaules dès leur arrivée. Elle ferma les yeux devant la lumière blanche éblouissante. Elle mourait d’envie de dormir. Le sommeil était le meilleur allié d’un agent – un esprit et un corps bien reposés étaient plus rapides, forts et performants. De toute façon, elle ne pouvait rien faire d’autre en cet instant. Elle s’apaisa, ralentit sa respiration et se laissa aller à un lourd sommeil sans rêves. Elle se réveilla en entendant la porte métallique de la salle d’interrogatoire qui éraflait le linoléum en pivotant sur ses gonds. Elle se redressa en position assise, écarta les cheveux de ses yeux et se secoua, immédiatement en état d’alerte. La porte alla heurter le mur et un adt chauve entra en bâillant, suivi d’un homme grand aux épaules larges, en costume et cravate. Le nouveau venu, qui ressemblait à un avocat de cinéma, tenait une mallette dans une main et une tasse à café de voyage dans l’autre. — Mademoiselle Santos ? — Oui. Il traversa la salle et lui remit le café. — Je suis l’assistant du procureur général des États-Unis, Ryan Hayes. On m’a dit que vous aimiez le café noir. Elle regarda la tasse en métal comme si c’était la première fois qu’elle en voyait une. — Qui a dit... ? Mais une seule personne avait pu lui donner ce détail. Ce qui voulait dire que cet homme était approuvé par Trent. Elle laissa échapper une longue expiration
tremblante. L’avocat la regardait, imible derrière ses lunettes à la Clark Kent. Il ressemblait beaucoup à Clark Kent, d’ailleurs. Imposant, mais affable. Propre sur lui et discret. Difficile d’imaginer cet homme fréquenter Trent et Omar. Elle sourit timidement et prit une longue gorgée de l’élixir chaud. — Merci. — Il n’y a pas de quoi, répondit-il avant de se tourner vers l’adt ensommeillé. Art, merci de vous être occupé de mon témoin clé pendant que je réglais les détails de son affaire. Art agita la main comme si de rien n’était. — Mais non, voyons, c’était le moins que je puisse faire pour le fils de Stan Hayes. Il posa sur Olivia un regard appuyé. — Vous êtes sûr qu’elle va s’en sortir ? C’était un sacré bazar dans mon poste de police hier soir, avec tous ces types tirés à quatre épingles qui gueulaient dans tous les sens. L’assistant du procureur rit à cette remarque. — Oui, c’est leur façon de faire. — Bon, très bien. Prenez soin de vous. Et le bonjour à votre maman. — Je n’y manquerai pas. Elle se ferait un plaisir de vous le rendre en personne. Elle tient toujours salon au May Apple’s Dumplings, le mercredi matin. ez la voir. — Pourquoi pas ? L’adt se tourna alors vers Olivia. — Vous êtes libre de partir, madame. Désolé de ne pas avoir pu vous offrir un meilleur hébergement, mais c’était ça ou une cellule de détention.
— J’ai connu pire, lui assura-t-elle en se levant pour s’étirer. Art secoua la tête et sortit de la pièce. Elle attendit que la porte se referme derrière lui pour lui poser sa question. — C’est tout, vraiment ? J’ai été cataloguée comme traîtresse et agent double, j’ai agressé deux agents du CNI, contribué à ce qu’une sénatrice américaine en exercice se fasse tirer dessus, et je vais sortir comme une fleur de ce commissariat ? Hayes hocha la tête, plissant ses yeux affables. — Tout à fait. Mais je ne plaisantais pas, vous êtes bien mon témoin clé. Alors, nous devons trouver un endroit sûr où vous cacher jusqu’à ce que je puisse obtenir mes chefs d’accusation. Il avait l’air modeste, mais elle commençait à comprendre que, sous ses airs de ne pas y toucher, Ryan Hayes exerçait un réel pouvoir. — Bien sûr. J’ai hâte de leur régler leur compte. — Commençons par le commencement. Il y a quelqu’un qui veut vous voir. Trent. Elle retint son souffle. — Il est là ? Ryan hocha la tête. — Dans le couloir. C’est une très mauvaise idée que Trent soit près de vous en ce moment, mais essayer de le raisonner quand il a une idée fixe est aussi productif que d’apprendre à un chat à jouer du piano. Alors allez-y, je vous laisse une minute. Mais seulement une minute. — Compris. Elle se rua vers la porte. Trent était adossé contre le mur. Hirsute, les yeux fatigués, et pourtant plus beau que jamais. C’était peut-être sa barbe de deux
jours. Elle s’arrêta juste devant lui. — Salut, souffla-t-elle. — Salut. Tu as l’air plutôt bien pour quelqu’un qui a dormi sur une chaise. Elle en doutait, mais ses yeux disaient le contraire. — Merci. Omar et Elle s’en sont bien sortis ? Il hocha la tête. — Sains et saufs. Ryan est certain que leurs noms peuvent rester en dehors de ça. — C’est bien. Et toi ? Elle triturait une boucle d’oreille, la manipulant nerveusement. — J’espère que tu ne seras pas mouillé dans cette enquête, parce qu’elle impliquera au moins une commission sénatoriale. — Au moins une ? fit-il en penchant la tête. — Marielle a dit que c’était la sous-commission des communications, mais la sénatrice a laissé entendre que les renseignements étaient aussi concernés. Il secoua la tête. — Je rêve. — J’aimerais me tromper, dit-elle en haussant les épaules. — De toute façon, ça ne me dérange pas d’être cité dans l’enquête. — Moi, ça me gêne, reprit-elle en s’approchant, le regard fixe. Je te suis reconnaissante pour tout ce que tu as fait pour moi. Tu m’as sauvé la vie. Tu ne mérites pas de tomber avec moi. — Oh là, attends. Personne ne va tomber. Il la saisit aux épaules et baissa la tête.
— Ryan a promis qu’il te protégerait. Et je t’ai dit qu’il ne t’arriverait rien. Je ne le permettrai pas. L’intensité de son regard contrastait avec la douceur veloutée de sa voix. Elle en eut le frisson. — Je... Trop de mots tournoyaient dans sa tête, trop de choses à dire sur de trop nombreux sujets, et elle laissa sa phrase s’éteindre, ne sachant pas par où commencer. Finalement, elle s’humecta les lèvres et approcha la bouche de son oreille. — Adieu, Trent. Comme il l’avait déjà fait une fois, il a un doigt sous son menton pour la forcer à le regarder. — Hors de question que ce soit un adieu, Olivia. Peut-être un au revoir temporaire, le temps que la poussière retombe. Mais je viens de te rencontrer. Tu ne te débarrasseras pas de moi aussi facilement. Elle prit une inspiration frémissante. Penchant la tête, il déposa la promesse d’un baiser brûlant sur ses lèvres avant de tourner les talons et de disparaître au bout du couloir.
L’histoire d’Olivia et de Trent continue avec La Main au feu (Péril à Shenandoah, novella, tome 2). À commander dès maintenant !
À propos de l’auteure
Melissa F. Miller, auteure de best-sellers au classement de USA Today, est née à Pittsburgh, en Pennsylvanie. Même si la vie et l’amour l’ont conduite à Philadelphie, à Baltimore, à Washington, D.C., et enfin, en Pennsylvanie centrale du Sud, elle se sent toujours secrètement chez elle à Pittsburgh. À la fac, elle a étudié la littérature anglaise avec un intérêt tout particulier pour l’écriture créative, la poésie, la littérature médiévale, et elle a été surprise, au moment du master, d’apprendre qu’il n’existait pas vraiment de marché du travail pour un tel diplôme. Après avoir été correctrice pendant plusieurs années, elle a repris ses études en droit. Elle était cette fille agaçante qui adorait les cours et levait constamment la main. Elle a pratiqué le droit pendant quinze ans, dont une place de clerc chez un juge fédéral, près d’une décennie en tant qu’avocate dans de grandes firmes de droit internationales et plusieurs années à la tête d’un petit cabinet avec son mari avocat. Maintenant, à grand renfort de café, elle écrit des thrillers juridiques et fait l’école à domicile à ses trois enfants. Quand elle n’écrit pas, et parfois même quand elle écrit, Melissa voyage dans tout le pays en camping-car avec son mari, ses enfants, son chien et son chat.
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